Le bonheur, c’est quoi ? C’est l’horizon que vise la quasi-totalité des systèmes philosophiques qui se partagent l’espace de la pensée humaine à la quête du meilleur. Le bonheur se confond donc avec la réussite et le succès vers lesquels courent les hommes, dans cette vallée de larmes que se veut notre monde terrestre.
Quand Socrate estime que l’essentiel pour tout être humain, c’est de se connaître lui-même, il ne fait rien d’autre que d’indiquer sa vision du bonheur. Epicure ne fait pas autre chose quand il nous convie à faire de chacun des jours de notre existence la plate forme d’une recherche raisonnée du plaisir. « Carpe diem »
Dans nos pays à tradition orale, les œuvres de l’esprit, qui ont jalonné la marche de nos peuples à travers les âges, ne sont pas signées. Qu’on pense à nos contes, à nos légendes, à nos proverbes, à nos chansons, à nos arts de vivre, à nos masques, à nos bas-reliefs, à nos diverses sculptures…Ils n’ont pas d’auteurs connus. Ils sont anonymes. Il y a là comme une appropriation collective de ces œuvres qui n’ont de signature que celle de la communauté qui les a produites. Rien avoir donc avec ce qui tient lieu, aujourd’hui, de propriété intellectuelle.
C’est en cela que nous ne pouvons mettre au compte d’aucun auteur ou d’un groupe d’auteurs une de nos légendes bien connues qui met en scène trois singes. Chacun de ceux-ci est représenté dans une attitude qui induit une philosophie de vie, une manière d’être au monde. Le premier singe tient ses mains plaquer sur sa bouche. En signe du bonheur qu’il y a à se taire, à savoir garder sa langue. Le deuxième singe se bouche les oreilles. En signe du bonheur qu’il y a à rester sourd à la rumeur du monde. Le troisième singe dispose ses mains en un bandeau sur ses yeux. En signe du bonheur qu’il y a à fermer les yeux sur tout ce qui nous entoure.
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Ainsi, selon la sagesse condensée dans les postures de ces trois singes, le bonheur, notre bonheur, est dans la quête du rien dire, du rien entendre, du rien voir. C’est l’apologie d’une sorte de non engagement, pour ne pas dire d’une sorte de désengagement. En somme, du ponce-pilatisme pour signifier qu’on se lave les mains de tout, qu’on n’a part à rien.
Disons-le sans ambages : l’idée que véhicule ce trio de singes n’est pas bonne. Il s’agit d’une idée négative, en tant qu’elle nie l’action, ce par quoi l’homme prend sa pleine mesure et s’inscrit dans le droit fil d’une mission : continuer l’œuvre de création de Dieu. Nous devons ouvrir les yeux sur le monde pour en appréhender la sublime beauté tout comme les pesanteurs et les laideurs. Nous devons entendre la rumeur du monde pour ne pas confondre la bonne parole des justes et l’aboiement rageur des méchants. Nous devons prendre notre part, comme individus, à la parole collective des groupes.
Celui qui est sourd souffre d’une infirmité. Mais comme nous le savons, il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Celui qui est muet, comme handicapé moteur, mériterait des soins appropriés pour recouvrer une de ses facultés majeures. Mais c’est à tort que celui qui ne dit rien croit s’exclure de tout débat. C’est bien connu : qui ne dit rien consent. Celui qui a perdu l’usage de ses yeux est un aveugle. Mais celui qui choisit de fermer les yeux sur tout, de ne rien voir est un aveuglé qui conduit son existence à l’aveuglette. Aucun bonheur, aucune réussite, aucun succès ne peut sanctionner cette marche à tâtons au bout de la nuit.
Ramenons nos trois singes au niveau de l’actualité nationale telle que nous la vivons ces jours derniers. Le singe qui prend le parti de ne rien voir, conclura que le Bénin, aujourd’hui, est un pays de cocagne où tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Dès lors qu’il a refusé de voir les stigmates de la misère et de la pénurie sur les êtres et les choses. Dès lors qu’il a choisi de jouer les autruches, l’obscurité dans laquelle il s’est enfermé ne lui fournissant le moindre accès à la réalité.
Le singe qui se bouche les oreilles, n’entendra pas notre président porter aux populations, par monts et par vaux, la bonne nouvelle de la révolution verte. Notre singe qui joue les sourds n’entendra rien des raisons évoquées ou invoquées pour expliquer le départ du gouvernement de Soulé Mana Lawani. Peut-être même qu’il n’a rien perdu, protégé qu’il est du vacarme, du charivari qui fait résonner et vibrer notre Parlement, depuis des mois, comme une grosse marmite fêlée.
Enfin, le singe qui s’enferre dans un mutisme obstiné. Ce singe voit tout, ce singe entend tout. Mais, ce singe s’emmure dans un silence de cimetière. Un silence assourdissant à tirer de sa tombe Voltaire. Juste le temps qu’il nous rappelle une de ses pensées fortes : « Je ne connais pas le secret du succès, mais je puis vous indiquer le chemin de l’échec : essayer de plaire à tout le monde. »
Jérôme Carlos
La chronique du jour du 12 juin 2009