Depuis une décennie, la Turquie bouleverse les équilibres traditionnels du marché mondial de la défense. Longtemps cantonnée au rôle d’importatrice de systèmes d’armes occidentaux, Ankara a construit pierre par pierre une industrie militaire nationale désormais capable de rivaliser avec les grands acteurs historiques. Au cœur de cette transformation, une entreprise familiale devenue emblème de l’ambition turque : Baykar.
Le fleuron de cette ascension reste le Bayraktar TB2, un drone de moyenne altitude et longue endurance dont l’efficacité opérationnelle a été démontrée sur de nombreux théâtres d’opérations. En Libye, les TB2 ont contribué à renverser le rapport de forces au profit du gouvernement de Tripoli face aux troupes du maréchal Haftar. Dans le Haut-Karabakh, ils ont permis à l’Azerbaïdjan d’infliger des pertes considérables aux forces arméniennes en détruisant chars, systèmes antiaériens et positions fortifiées avec une précision redoutable. L’Ukraine, dès 2022, a également intégré ces appareils dans son arsenal, leur conférant une notoriété internationale renforcée par une couverture médiatique intense. Cette réussite a ouvert les portes de dizaines de pays clients, notamment en Afrique où le Maroc, l’Éthiopie, le Niger et plusieurs autres États ont acquis ces drones pour renforcer leurs capacités de surveillance et de frappe. Aujourd’hui, avec plus de trente clients internationaux, Baykar s’impose comme le premier exportateur turc dans le secteur de la défense, et son chiffre d’affaires pourrait franchir les 2,5 milliards d’euros en 2025 selon certaines estimations d’experts.
Baykar et l’énergie nucléaire : un pari industriel inédit pour Ankara
Fort de cette assise dans l’aéronautique militaire, le groupe dirigé par Selçuk Bayraktar — par ailleurs gendre du président turc — s’aventure désormais sur un terrain inattendu. Le 4 décembre dernier, le ministre de l’Énergie Alparslan Bayraktar a révélé que l’entreprise développait un prototype de réacteur nucléaire modulaire d’une puissance de 40 mégawatts. Cette annonce marque l’entrée de la Turquie dans la course aux SMR, ces petits réacteurs conçus pour produire une électricité décentralisée, plus souple à déployer que les centrales conventionnelles.
L’ambition affichée par les autorités turques vise à faire passer la part du nucléaire dans le mix électrique national à 10 ou 15 % d’ici 2050. Pour y parvenir, Ankara mise sur le développement de technologies propriétaires, libérées des dépendances vis-à-vis des fournisseurs étrangers. Selçuk Bayraktar lui-même posait publiquement la question en septembre : comment son pays peut-il bâtir une capacité nucléaire véritablement autonome ? La réponse passe selon lui par la formation massive d’ingénieurs spécialisés et la maîtrise complète de la chaîne technologique.
Thorium turc et mini-réacteurs : les atouts d’une stratégie énergétique souveraine
Un atout géologique pourrait faciliter cette ambition. La Turquie dispose de réserves de thorium estimées à 380 000 tonnes, principalement localisées dans les provinces d’Eskişehir et d’Isparta, ce qui la place parmi les cinq premiers détenteurs mondiaux de ce combustible alternatif à l’uranium. Une délégation turque s’est récemment rendue au Danemark auprès de Copenhagen Atomics pour étudier les réacteurs fonctionnant avec cette ressource encore peu exploitée à l’échelle industrielle.
Le passage des drones aux réacteurs peut surprendre, mais les compétences mobilisées présentent des similitudes : miniaturisation, gestion de systèmes autonomes complexes, maîtrise logicielle et agilité industrielle. Baykar a démontré sa capacité à concevoir et produire rapidement des équipements de haute technologie. L’entreprise développe parallèlement le Kızılelma, un drone de combat furtif, et le Cezeri, un appareil à décollage vertical, confirmant la diversification de son portefeuille.
Sur le marché mondial des SMR, la concurrence s’intensifie. L’américain NuScale a obtenu les autorisations réglementaires pour ses modules de 77 mégawatts. La Chine construit le Linglong One, un réacteur de 125 mégawatts sur l’île de Hainan. En France, NAAREA prépare un prototype alimenté par des déchets nucléaires pour 2030, tandis que Newcleo travaille sur un réacteur au plomb. Selon l’Agence internationale de l’énergie atomique, la capacité installée mondiale en SMR pourrait atteindre 55 à 90 gigawatts d’ici 2040.
Pour Ankara, l’enjeu dépasse la seule production électrique. Il s’agit de confirmer sur le terrain énergétique la stratégie qui a réussi dans l’armement : transformer un pays importateur en puissance technologique capable d’exporter son savoir-faire.
