La crise alimentaire gagne du terrain au Bénin et dans plusieurs autres pays du monde. Si les uns l’expliquent par le fait d’une conjoncture internationale, d’autres évoquent des raisons spécifiques à chaque pays. Le Professeur Jean T. Claude Codjia, Doyen de la Faculté des sciences agronomiques ( Fsa) de l’Uac, aborde ici des facteurs locaux qui entretiennent cette crise. Il se désole aussi du fait que l’institution qu’il dirige soit très peu associée aux réflexions nationales en matière de stratégies et de politiques agricoles au Bénin. {joso}Nouvelle Tribune : Comment appréciez-vous l’évolution de la crise alimentaire dans le monde et particulièrement en Afrique ?
Prof Jean Claude T. Codjia : La crise alimentaire dans le monde est un phénomène conjoncturel. Heureusement d’ailleurs, qu’elle est mondiale, et c’est pour cette raison qu’il y a une préoccupation à l’échelle internationale dans la quête des solutions à y trouver. Si elle n’était que sectorielle, ce serait encore plus grave. Il faut avouer aussi que les causes sont bien lointaines, même si elles auraient pu être évitées, si l’on voit les différents problèmes qui se posent aujourd’hui, notamment en ce qui concerne les réchauffements climatiques ou encore la dynamique agricole en évolution dans plusieurs pays, du monde avec des saisons parfois difficiles ou trop abondantes, toutes choses qui handicapent les productions agricoles, surtout celles vivrières.
D’aucuns évoquent aussi la production du biocarburant qui s’est accrue ces dernières années pour justifier la crise alimentaire ?
J’allais en venir. De plus en plus, en effet, un certain nombre de produits vivriers sont utilisés directement pour la production du biocarburant. Evidemment, il y a beaucoup de pays qui ont fait cette option pour être indépendants des pays du Golfe en matière du pétrole, du fait de l’augmentation tous azimuts du prix du baril. C’est le cas du Brésil par exemple qui s’est engagé dans cette option. La conséquence est qu’il y a une forte orientation des stocks des produits vivriers de ce pays vers la production du biocarburant. Et naturellement, cela se répercute sur les disponibilités alimentaires existantes. Il y a aussi que les prix du pétrole ont augmenté, ce qui a agi sur les prix du transport, et par déduction, l’augmentation des prix de vente des produits vivriers sur le marché. Je tiens à rappeler aussi que la Fao, déjà en 2002, avait attiré l’attention de la communauté internationale sur la probabilité d’une crise alimentaire dans un avenir proche. Mais, hélas, les pays n’ont pas été attentifs au cri d’alarme de l’institution onusienne.
Quelles sont les réflexions que mène la Fsa par rapport à cette crise, pour le cas spécifique du Bénin ?
La Fsa est avant tout une institution de formation et de recherche. Logiquement donc, elle devrait être intégrée dans certaines grandes réflexions au niveau national, dans la définition des politiques et stratégies en matière agricole. Ce qui n’est pas toujours le cas. Il n’empêche qu’à notre niveau, nous réfléchissons sur cette situation et en parlons quand il le faut. Nous essayons surtout de mettre à disposition du grand public, nos travaux de recherche, en vue d’améliorer la productivité agricole dans la société. Face à cette crise, je crois que la Fsa a toujours une position claire qui transparaît dans nos différentes publications. Moi, par exemple, je n’ai pas attendu cette crise avant de publier en 2006, un article que j’avais intitulé : « Produire le coton et affamer le peuple »
Avez-vous été entendu ?
Est-ce que vous pensez que les scientifiques sont écoutés dans ce pays, où la politique est au carrefour de toutes les décisions ?. Les conséquences sont là aujourd’hui. Pour la Fsa, en tout cas, il n’y a pas mieux à faire que de promouvoir une agriculture locale suffisamment nutritive. Une agriculture qui peut valablement régler les questions de l’alimentation dans le pays. La Fsa est dans cette logique là. Et sur le plan technologique, nous insistons sur la promotion des méthodes de transformation des produits locaux et leur stockage. Si nous étions suffisamment écoutés et suivis, ces différents aspects auraient été saisis par le ministère en charge de la promotion agricole au Bénin.
Comment expliquez-vous le fait qu’on ne vous écoute pas ?
On s’interroge évidemment nous aussi. En vérité, les politiques n’ont pas encore compris que le développement d’un pays part toujours des universités. Parce qu’une université n’est pas là seulement pour former et faire des recherches, mais aussi pour donner des orientations. Un pays comme le Vietnam est un exemple édifiant, car tout se décide dans ce pays, au niveau des universités. Lorsque le gouvernement a un projet et veut le mettre en œuvre, il demande toujours l’avis technique des universitaires. Mais au Bénin, les gens n’ont pas encore cette vision.
Est – ce que vous voulez affirmer par là que la Fsa n’a été encore associée à aucune réflexion depuis le début de la crise alimentaire au Bénin ?
Pas de façon directe en tout cas. La Fsa n’a pas été interpellée, comme cela se doit. L’erreur que les gens commettent souvent, c’est qu’ils disent que les universitaires ne sont que des enseignants. Mais ici, nous sommes dans une école professionnelle, et en plus de notre fonction d’enseignants, nous sommes aussi des ingénieurs agronomes, des scientifiques et des gens qui savent prévoir. Il faut avouer, qu’au Bénin, les gens évoluent tout simplement dans un système de conservation. Or le scientifique n’a pas de parti pris. Il aborde les thématiques, avec une vision suffisamment objective, scientifiquement et techniquement soutenable. Si nous sommes interpellés, nous n’hésitons pas à donner notre avis technique, comme ce fut le cas sur le document qui a été discuté au cours du récent sommet de la Cen-Sad tenu à Cotonou. Mais je tiens à préciser que cela ne s’est pas passé de façon officielle. Quand bien même, les thématiques abordées au cours de ce sommet ont été plus centrées sur l’agriculture et la sécurité alimentaire, à aucun moment donné, la Fsa n’a été associée aux débats et autres discussions organisées. Je dis là que c’est une forme de gâchis en Afrique et au Bénin en matière d’utilisation des compétences et des cadres.
Comment appréciez – vous les différentes mesures prises jusque-là par le gouvernement face à la crise alimentaire ?
Ce que j’ai vu surtout, ce sont des opérations de distribution des produits vivriers à des prix moins bas que ceux pratiqués dans les marchés locaux ; des produits qui ont été offerts par des pays donateurs comme la Libye. Mais lorsqu’on voit les conditions misérables dans lesquelles, la distribution est organisée sur les places publiques, je me demande si ce n’est pas une façon de banaliser l’espèce humaine. C’est désolant. Pour moi, la meilleure mesure consisterait à faire en sorte que les produits soient disponibles en quantité suffisante dans tout le pays grâce à des subventions adéquates, parce que la crise alimentaire, pour le cas spécifique du Bénin est plutôt une crise financière. Les gens n’ont pas les capacités de pouvoir d’achat. Les produits existent bien. Ne me dites pas qu’il n’y a pas de maïs au Bénin ; il se fait simplement qu’il coûte excessivement cher aujourd’hui. Le gouvernement devrait donc chercher à subventionner ces produits, parce que c’est un problème hautement social. Des facilités devraient être créées de sorte à pouvoir à assurer l’accès à ces produits, dans toutes les communes du pays, même dans les localités les plus reculées. Nous devons arriver à produire nos produits pour mieux nous nourrir au lieu de tendre chaque fois la main à l’étranger, car celui-ci nous tient ainsi par le ventre, et finalement c’est notre intelligence qui erre.
D’aucuns craignent que cette crise pourrait constituer une porte ouverte aux Ogm dans l’alimentation et dans l’agriculture ?
Tout est possible avec la porosité de nos frontières, car on ne peut pas contrôler aujourd’hui tout ce qui entre dans le pays, surtout que les gens ont faim, et dès qu’ils ont des produits à leur disposition, ils ne réfléchissent plus. Ils se jettent là-dessus sans savoir si ce sont des produits naturels ou génétiquement modifiés. Les risques sont donc bien grands avec toutes les aides alimentaires que nous recevons, car personne ne sait si les systèmes de contrôle qui les examinent sont si fiables pour permettre de savoir si elles contiennent des Ogm ou non. Et pourtant, au niveau de l’Université nous avons des laboratoires qui peuvent aider à tout cela. Sont-ils souvent sollicités ? Je ne le pense pas.
Pouvez-vous nous citer quelques cas de recherches ou de résultats de recherches à la Fsa qui auraient été utiles à la valorisation de la croissance des produits vivriers au Bénin ?
En matière de résultats, nous en avions suffisamment et ils sont assez importants. Au niveau de la création de l’esprit, cela est énorme également. Beaucoup de produits issus des fruits des recherches de la Fsa sont aujourd’hui utilisés sur la place ; entre autres, le « Aklui », une bouillie locale très aimée, le sirop de baobab, les produits alimentaires dérivés du Soja, du manioc ou encore du haricot, des systèmes de protection et de lutte contre les ravageurs de certains produits, l’élevage de l’escargot, la production des champignons, etc. La liste est très longue. Comme je le dis toujours, le développement d’un pays doit être fondé sur les capacités de créativité et d’innovation de ce pays. Mais nous préférons toujours dépendre des autres en tout. Et c’est encore plus grave quand il s’agit de l’alimentation, car c’est une question de souveraineté nationale. Les africains sont un peu comme des mendiants assis sur de l’or.
Propos recueillis par Christian Tchanou et Marius Kpoguè {/joso}