Lettre d'Amérique du professeur Paulin Hountondji
…Le hasard des calendriers me donne un privilège inouï: celui d’assister, en témoin attentif, ce jour, et selon toutes les prévisions, à un événement de portée mondiale: l’accession d’un Africain à la présidence des Etats-Unis. Je dis bien: un Africain.
Car le père du candidat, Barack Obama senior, n’était même pas un immigrant. Il était venu aux Etats-Unis pour ses études et en était reparti, après de brillantes études à l’Université Harvard, pour prendre service dans son Kenya natal. C’est donc à sa mère et à elle seule, que Barack Obama junior doit d’être un citoyen américain.
J’en parle ici pour une raison très simple: l’événement nous met en plein cœur de la problématique du colloque. L’ascension continue de Barack Obama, sa victoire, déjà, aux primaires du Parti démocrate, son succès grandissant même en dehors du parti, qui le propulse aujourd’hui au devant de la scène comme le candidat consensuel d’une fraction de plus en plus large de la population américaine, toutes races confondues, montre combien les mentalités ont évolué au pays de l’Oncle Sam, et à quel point le multiculturalisme est entré dans les mœurs. On a honte aujourd’hui d’être raciste ou d’en être soupçonné. Il y a seulement quarante ans, quand on l’était, on le revendiquait haut et fort. Nous sommes loin, aujourd’hui, du Ku-Klux-Clan, même s’il existe toujours une extrême droite. Autant que j’en puis juger, l’extrême droite est devenue non seulement marginale, mais honteuse, à mille lieues, désormais, de son arrogance traditionnelle. Ce qui s’est donc produit, c’est une révolution culturelle sans précédent.
Ce n’est pas un hasard que le premier Afro-américain à réussir cet exploit soit un nouveau venu: non un Afro-américain de dixième, douzième ou quinzième génération, descendant lointain, ou à tout le moins, arrière-petit-fils d’un arrière-petit-fils d’esclave, mais un Afro-américain de toute première génération, conscient des liens biologiques et culturels qui le rattachent au pays de son père, revendiquant ses nombreux demi-frères et demi-sœurs restés au pays, fier de les retrouver dans son Kenya d’origine et d’accueillir en Amérique sa grand’mère paternelle. Intégré à cent pour cent pour être né dans ce pays et y avoir grandi, parfaitement assimilé, ou plus exactement, ayant parfaitement assimilé et compris la culture de sa mère et de sa grand’mère américaines, brillant garçon par surcroît, esprit vif et d’un humour irrésistible, éloquent et ayant de la répartie, le candidat Obama a en outre la chance de n’avoir pas eu à lutter contre je-ne-sais-quel complexe d’infériorité lié à l’histoire ignominieuse de la traite négrière. Ce parcours personnel lui rendait probablement la tâche plus facile.
Nous sommes aujourd’hui à l’ère du multiculturalisme. Nicolas Sarkozy président de la République en France depuis mai 2007, n’est pas non plus ce que certains appelleraient un « Français de souche ». Mais ce fils d’immigré né en France, parfaitement intégré, pleinement assimilé, brillant à sa manière, et pour qui la société française n’avait plus aucun secret, a su non seulement se faire accepter, mais se hisser, à travers un parcours politique sans faille, à une position de leader.
L’Amérique va plus loin. Je ne crois pas qu’en France on serait prêt aujourd’hui à accepter un président de couleur. L’écart paraîtrait probablement trop grand avec les Français dits de souche. Culturellement, les Etats-Unis sont en avance. Peut-être justement parce que personne ne peut se dire « américain de souche », parce que tout le monde ici est descendant d’immigré, à part les premiers habitants du pays, les Indiens d’Amérique, désormais dominés à tous points de vue : numériquement, politiquement, économiquement, culturellement.
Ne nous faisons pas d’illusion : Barack Obama, s’il est élu, ne fera pas de miracles. Le système restera ce qu’il est. On peut seulement espérer quelques aménagements, dont certains seront peut-être importants. De plus, rien n’est encore gagné, la surprise reste possible. Beaucoup craignent que ne se produise une fois de plus « l’effet Bradley » – du nom d’un maire noir de Los Angeles, Tom Bradley, candidat au poste de gouverneur de Californie en 1982, donné vainqueur par tous les sondages et pourtant battu par son rival blanc. Des électeurs blancs peuvent en effet déclarer lors des enquêtes qu’ils voteront pour le candidat noir, uniquement pour ne pas paraître racistes. Les experts tentent aujourd’hui d’évaluer, tant bien que mal, l’importance statistique de ce vote raciste qui n’ose pas s’annoncer.
Il y a du reste une autre menace, que l’actualité la plus brûlante oblige à prendre au sérieux : celle d’un attentat d’extrême droite, comme celui que projetait un groupe minoritaire de skinheads qui vient d’être démantelé. Rien ne sera facile, c’est sûr. Il faut néanmoins mesurer l’étendue du chemin parcouru et reconnaître qu’en Amérique, et à des degrés divers, partout en Occident, le multiculturalisme est en marche.
Où en sommes-nous en Afrique ? Dans certains de nos pays, le code de la nationalité stipule que, pour être considéré comme un citoyen, il faut être né dans le pays, de père et de mère originaires du pays. Cela se comprend sans doute. Cela me paraît même naturel, et relève d’une stratégie d’autodéfense légitime jusqu’à un certain point. Mais pensons-y : Barack Obama n’aurait jamais pu se porter candidat aux Etats-Unis, malgré sa parfaite assimilation de la langue, de la culture et des traditions du pays, si le pouvoir ici avait sécrété quelque chose comme une idéologie de l’américanité aussi frileuse, aussi restrictive que certaines de nos idéologies identitaires en Afrique.
On retiendra en outre, pour la petite histoire, que la famille de Barack Obama est de l’ethnie luo, la même que celle de Oginga Odinga, l’homme politique célèbre, auteur de Not Yet Uhuru, et père de Raila Odinga, l’actuel premier ministre. La rivalité traditionnelle entre les Luo et les Kikuyu, détenteurs de fait du pouvoir politique au Kenya depuis l’indépendance, n’est pas sans incidence sur le comportement de l’immigration kenyane aux Etats-Unis, les Américains d’origine kikuyu s’étant d’abord montrés réticents, semble-t-il, à l’idée d’appuyer la candidature d’un Américain d’origine luo. Mais cela, encore une fois, c’est la petite histoire.
On est en tout cas forcé de réfléchir. Ce qui se profile à l’horizon mais qui n’est encore, pour l’instant, qu’un rêve lointain, ce qui s’annonce au-delà de l’exemple américain et des résistances qu’il suscite, au-delà de l’exemple français et de ses limites évidentes, au-delà de nos réflexes identitaires et du drame immense auquel ils nous conduisent parfois, en Afrique et ailleurs, ce qui s’annonce faiblement comme la seule voie d’avenir, c’est le cosmopolitisme comme projet, l’idée d’une citoyenneté mondiale qui permettrait à tous les hommes et à toutes les femmes de la planète Terre de se sentir partout chez eux, l’idée d’un état du monde où les Etats se battraient pour assurer, non seulement la libre circulation des biens, comme c’est le cas aujourd’hui, mais aussi, mais d’abord la libre circulation des personnes. Nous en sommes loin aujourd’hui. Mais s’il y a un sens de l’histoire, c’est sûrement celui-là.
Pr. P. Hountondji