Sous le titre « La honte du processus démocratique », le journal La croix du Bénin n° 996 du 29 mai 2009 a publié un article sur le problème de la transhumance politique, qui est le fait d’hommes grotesques et grossiers dont on se demande comment ils ont réussi à se faire élire dans une Assemblée aussi importante et respectable que l’ Assemblée Nationale. Pour l’auteur de l’article le phénomène de la transhumance a atteint un tel degré qu’il faut y mettre fin, et cela « exige, à l’étape actuelle de notre processus démocratique, de s’y pencher à travers une réforme profonde de notre Constitution notamment en son article 80 ».
Analysant ce phénomène de la transhumance, l’auteur souligne que la transhumance est un « phénomène immoral », car la transhumance politique, ce « vagabondage politique n’est rien moins qu’une double trahison ». On aurait pu ajouter que ce vagabondage dégrade celui qui s’y livre comme celui qui l’organise à coup de billets de banque. A ce phénomène qui relève de la morale, l’auteur propose donc un traitement politique qu’il trouve dans une réforme constitutionnelle, en l’occurrence celle de l’article 80 de notre Constitution. A l’appui de sa thèse, l’auteur évoque deux exemples : l’exemple sénégalais qui semble avoir sa faveur, et l’exemple marocain jugé à la fois sévère et inadéquat puisque, en sanctionnant le transhumant par une amende, la loi marocaine n’atteint pas son objectif, car « les transhumants autant que les partis d’accueil n’ont aucun mal à payer l’amende ».
Mais on peut se poser une question : le phénomène de la transhumance, aussi grave soit-t-il, mérite-t-il vraiment un traitement institutionnel, « une réforme profonde de la Constitution » ? Y a-t-il vraiment un traitement politique pour un problème moral du genre ? Car le phénomène de la transhumance fait réapparaître la vieille question des relations entre la politique et la morale, question récurrente qui fera débat tant que la perversion n’aura pas quitté le cœur de l’homme, et de l’homme politique en l’occurrence. Le transhumant, en effet, est celui qui pense que la fin justifie les moyens, celui qui pense qu’au nom de l’efficacité politique, – et l’efficacité, dans notre pays, c’est d’être avec le pouvoir en place pour arranger son ordinaire – le transhumant est donc celui qui ne s’embarrasse pas de moral, qui pense que la politique a ses règles propres qui ne sont pas soumises au contrôle de la morale.
C’est parce que la transhumance est un problème moral que nous ne croyons pas beaucoup à son traitement politique, et l’exemple sénégalais qui semble nous être proposé comme solution ne nous convainc pas.
Par quelle gymnastique une loi organique peut-elle contourner une Constitution qui affirme que le mandat d’un député n’est pas un mandat impératif ? La loi organique qui ne peut être promulguée sans que le Conseil constitutionnel ait contrôlé sa constitutionnalité et proclamée sa conformité à la Constitution – a pour objet de compléter la Constitution. Elle est assimilée à une norme de valeur intermédiaire entre la Constitution et la loi ordinaire – et voilà pourquoi d’ailleurs le vote d’une loi organique obéit à une procédure plus longue que celle d’une loi ordinaire. C’est en raison de leur importance, du moins de l’importance que leur donne la Constitution française que celle-ci n’a prévu que (19) dix neuf lois organiques. Ces lois organiques font partie, avec la constitution elle-même du « bloc de constitutionnalité ». C’est dire que la loi organique, parce qu’elle fait partie intégrante de la Constitution, ne saurait la contredire. Aucune loi organique ne saurait renvoyer un député, même transhumant, de l’Assemblée si le principe du mandat impératif est inclus dans la Constitution. Il s’agit là d’une cohérence interne du texte constitutionnel. Là-dessus, l’auteur de l’article affirme : « La notion de mandat impératif étant jusque là restée théorique, elle ne saurait être un frein au processus de réforme qui sans ambages est source de stabilité institutionnelle et de bonne gouvernance de notre pays. Il faut donc éviter comme le constituant sénégalais de 2001 l’application ad litem de cette notion. » Je ne sais si j’ai bien compris le sens de ce passage. Qu’importe. Mais il y a là une affirmation grave, très grave même. Passer par-dessus un principe fondamental, et au gré d’une fantaisie ou d’une liberté qu’on se donne, pour réformer une Constitution, est un exercice périlleux. Il ne faut pas réformer à tout prix, au risque de s’entendre dire par Pascal : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence ; un méridien décide de la vérité ; en peu d’années, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques… Plaisante justice qu’une rivière borne… Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes… »
Il faut donc savoir raison garder et ne pas s’aventurer inconsidérément dans cette aventure de réforme constitutionnelle, qui, il faut le dire, dans les circonstances actuelles fera plus de mal que de bien, quand on sait précisément combien le sens moral est totalement émoussé aujourd’hui, dans un pays laissé à la domination de Mammon, « Dieu de l’argent ». Aujourd’hui, Mammon a pour nom cauris.
Si nous récusons un traitement uniquement constitutionnel au phénomène de la transhumance politique, ce n’est pas que nous en sous-estimons la gravité, mais parce que nous sommes enclins à penser que ce phénomène étant hautement moral doit recevoir un traitement moral, comme d’ailleurs d’autres transhumances, surtout la transhumance religieuse, plus insidieuse, plus destructrice. Aussi pensons-nous que pour résoudre ce problème, pour évacuer la transhumance de notre vie politique, pour, en tout cas, en limiter l’effet et l’impact, il faut essayer de se demander quelles sont les causes de la transhumance. On ne peut guérir une maladie qu’en posant correctement le diagnostic.
La transhumance est l’expression du mauvais usage fait de la liberté. Il faut le dire hautement : on n’est pas libre de faire ce qu’on veut. Celui qui s’engage en politique doit savoir que la politique a ses traditions, ses structures, ses mœurs et même un certain langage. La politique se vit à travers des institutions respectables qu’il n’est pas permis à n’importe quel parvenu, au premier arriviste de venir détruire.
La transhumance est surtout la conséquence très éloquente de l’inexistence dans notre pays de partis politiques dignes du nom, jouant pleinement et sérieusement le rôle que leur assigne la Constitution à savoir : « les partis politiques concourent à l’expression du suffrage », mieux, « les partis politiques concourent à la formation et à l’expression de la volonté politique » (cf. article 21 de la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne). Un parti politique a pour rôle principal de former l’opinion et ses militants par un encadrement doctrinal et idéologique. C’est grâce à cette formation assurée par le parti que seront connues les idées, le programme dont se réclame tel ou tel candidat qui sollicite de ce parti son investiture à une charge politique. C’est donc par la formation qu’il assure à ses membres qu’un parti en fait des militants fidèles à la cause commune et pétris d’une éthique qui leur interdit tout vagabondage, toute errance.
Oui, la solution au phénomène de la transhumance politique est à chercher de ce côté-là, et s’il y a une réforme constitutionnelle à faire sur ce point, c’est celle qui imposera aux partis de jouer plus pleinement, plus sérieusement le rôle que leur confère la Constitution. Aussi, tant qu’il n’y aura pas, dans notre pays un parti digne du nom, qui prenne à cœur la formation de ses cadres, de ses militants, tant que le champ politique restera ouvert aux parvenus et aux arrivistes de tout acabit, on ne pourra pas lutter efficacement contre le fléau de la transhumance. Aussi, la grande tâche politique, aujourd’hui, est-elle l’effort et le sacrifice à consentir pour l’émergence de grands partis politiques dignes du nom. Ce ne pourra être que l’œuvre de patriotes qui ont enfin compris que : « les grandes formations politiques qui ont conduit les plus grandes transformations sociales, ont pris naissance à partir d’un noyau réduit et déterminé de femmes et d’hommes… ». Oui, l’émergence de tels partis réhabilitera la politique, par le retour des militants et la fin de la transhumance. Exeunt « les salariés ou les mercenaires politiques qui ont remplacé les militants bénévoles. Venus chercher en politique les moyens de survivre et de s’enrichir, ils butinent de groupuscules en groupuscules en récriminations et en jérémiades chaque fois que leurs objectifs ne sont pas atteints (cf. L’Afrique est mon combat – Amoussou Bruno)
Tâche difficile et ardue, mais urgente. Tâche presque impossible. Mais retenons cette belle pensée de Max Weber : « on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible ». Et le Président Barack Obama disait le 6 juin dernier en Normandie, en parlant du débarquement allié : « c’est en pareille circonstance que l’ordinaire devient l’extraordinaire ». Ajoutons que c’est en pareille circonstance, que les hommes ordinaires prennent une stature de héros. »
Détchénou Antoine, Professeur