Ploutocratie et cleptocratie

Les deux faces d’une même médaille

La Cellule d’Analyses des Politiques de l’Assemblée Nationale (CAPAN) a organisé un séminaire sur la corruption. Le plus étonnant, c’est qu’aucun socio-anthropologue n’était invité comme communicateur pour aider les séminaristes à cerner la vraie nature du phénomène.

La corruption en effet, est loin d’être seulement une déviance morale qu’il faut combattre par la « moralisation de la vie publique ». Au contraire, nous sommes en face d’une réalité systémique, un fait social total comme le disent précisément les socio-anthropologues, et non d’une perversion morale qui dicterait comme stratégie pour en venir à bout ou en limiter les effets anomique une geste morale, en l’occurrence aussi inefficace que compulsionnelle, si elle n’est pas totalitaire à la fin. Il nous faut donc adopter une démarche scientifique pour comprendre toute la dimension sociétale de la corruption et sa vraie nature disruptive. En vérité, la corruption est comme un virus qui infecte la société toute entière, un cancer qui forme des métastases dans tout le corps social et le gangrène à tous les niveaux : économique, politique, social et surtout culturel.
Les grandes approches contemporaines en sciences sociales, à savoir l’approche marxiste et l’approche systémique, offrent chacune en ce qui la concerne des pistes fructueuses  pour comprendre en profondeur la logique de la corruption.

 Comme un Cancer

Nous allons nous contenter ici de synthétiser les grandes lignes de l’approche néo-marxiste pour qui la corruption est une forme abâtardie de l’accumulation primitive dans le contexte d’un capitalisme sous-développé et périphérique. Elle s’infiltre donc dans tous les pores d’une formation sociale périphérique du Système mondial capitaliste (SMC). La corruption est consubstantielle du capitalisme et sa logique de recherche effrénée du profit, certes ; mais nous sommes, pour ce qui nous concerne, en face d’un capitalisme naissant et dévoué de la périphérie du SMC. Aussi développe-t-elle une gamme variée de pratiques au niveau infrastructurel de la pratique socio-économique dont les inévitables surfacturations et faux en écritures publiques. Cependant, le plus dangereux est qu’elle secrète au niveau superstructurel une classe politique qui ne peut se reproduire sans elle : la cleptocratie. Quelqu’un l’avait dit avant moi ;  dans la lutte contre la corruption, toute la classe politique est disqualifiée, parce que c’est justement par la corruption qu’elle s’est érigée en classe dominante. A quelques rares exceptions près, tous ces hommes et ces femmes politiques qui bombent le torse et nous snobent de leur arrogance puérile, sont des corrompus invétérés ; contraints qu’ils sont par la logique de prédation-rédistribution dont les manifestations et conséquences (clientélisme et vénalité, irresponsabilité sociale, inconscience professionnelle, prostitution) rongent tous les secteurs de la vie nationale ! Tous les auteurs qui se sont acharnés à étudier l’état post-colonial africain confirment cette régularité. Dans tous les cas, cet Etat est un Etat néo-patrimonial, comme l’affirme Jean-François MEDARD ; il est gouverné par la logique du ventre, renchérit Jean-François BAYART. Avec les travaux de l’école dite dépendantiste (néo-marxiste), les explications du phénomène de la corruption sont, comme on le voit, radicales. Il y a plusieurs nuances de l’école dépendantiste, mais son représentant africain le plus connu est le grand économiste égyptien Samir AMIN, l’auteur de plusieurs ouvrages de sociologie économique dont le chef d’œuvre : « L’accumulation à l’échelle mondiale ». Le paradigme de l’école dépendantiste, répétons-le, est simple ; d’où son succès. Le système mondial capitaliste SMC) miné par sa contradiction fondamentale, à savoir selon Karl MARX, la logique du profit et sa péréquation, et la nécessaire baisse tendancielle de ce même taux de profit, doit maintenir le pillage des ressources du Tiers-monde et le pérenniser à travers la corruption d’une bourgeoisie politico-bureaucratique et compradore (la cleptocratie).
Parce que le mode de production capitaliste s’en est sorti jusqu’ici, on a cru que ses malédictions congénitales sont conjurées. Erreur. Les événements de la fin de cette première décennie de l’an 2000 montrent que le « cadavre est toujours dans le placard ». En effet, le capitalisme développé du Centre du système ne peut prospérer sans entretenir à sa Périphérie le sous-développement et ses conséquences connues dont la corruption cleptocratique et le despotisme.

Limites du libéralisme

Cependant, au fur et à mesure que les mouvements sociaux  anti-impérialistes des pays de la Périphérie ou leur propre développement endogène les soustraient à la logique de « pillage du Tiers-monde » (Pierre JALEE), le capitalisme central est placé devant cette alternative : se reformer ou périr. L’une des voies de cette réforme structurelle est la  recherche des voies et moyens pour le transformer. Il ne sera plus improductif, spéculatif et financier, mais industriel et productif. Si de nos jours la Gauche sociale-démocrate a tellement du mal à montrer son originalité politico-idéologique dans les grandes puissances industrielles, c’est que les dirigeants de ces grands pays, la France notamment et même le Japon, ont redécouvert les limites du libéralisme et à la suite de KEYNES, ont compris qu’on ne peut mettre fin à la surproduction, le gaspillage et la spéculation, qu’en augmentant la demande sociale. Ces Américains qui glosent sur Barack OBAMA dont l’élection s’explique surtout par sa vision éclairée au même titre qu’un Nicolas SARKOZY, n’ont malheureusement pas compris que l’ère de se gaver de hamburgers et ne rien foutre pendant que des millions d’hommes meurent de faim dans les pays pauvres faute du minimum vital, est terminée. L’argent ne doit plus être roi dans l’ordre économique mondial et la dynamique socio-politique des nations. La démocratie pluraliste doit cesser d’être uniquement libérale pour intégrer des éléments sociaux-démocrates. Aussi la mafia ploutocratique qui dans le pré carré français se manifeste par les réseaux occultes de la Françafrique, doit-elle cesser d’entretenir la corruption systémique et une couche cleptocratique au sommet de l’Etat.
A bas la moralisation donc, un vœu pieux et le TE DEUM de tartuffes et autres pharisiens corrompus jusqu’à la moelle. Que faire alors ? Cultiver la veille citoyenne, pardi ! Mais ce sera    à travers des observatoires mis en place par des organisations de la société civile. A brève échéance, concevoir des tests de moralité, noyau d’une enquête de moralité qui ferait institutionnaliser un indice ou un quotient de moralité chez tout citoyen béninois avant sa nomination ou son élection à des postes importants ; développer des coefficients de bonne gouvernance pour les institutions publiques. Nous avons déjà perçu les limbes de ce que nous devons faire pour vaincre la cleptocratie et ses pratiques de prédation-rédistribution : c’est opter pour le changement et l’émergence.  Bien ! Mais autre chose est de le proclamer et autre chose est de le faire. Par exemple, il faut rapidement mettre fin à ces grand-messes franchement stupides qui n’honorent pas ce pays qualifié par Emmanuel MOUNIER de Quartier latin de l’Afrique. Entre nous ! Les cérémonies du dimanche 27 septembre dernier soi-disant pour remettre le Flambeau de la Paix au Chef de l’Etat, ont été franchement minables. Nous n’émergerons jamais si nous régressons littéralement en mobilisant une multitude de femmes habillées et stipendiées pour la cause, pour crier à tue-tête et à tort et à travers à la gloire du Chef ; comme au bon vieux temps de la période révolutionnaire où les COJ et les COF rivalisaient d’ardeur dans ces besognes improductives : applaudir à se rompre les phalanges chaque fois qu’on prononçait le groupe de mots « Notre grand camarde de lutte » !  Quelques amis proches du pouvoir m’ont fait la confidence que le Chef de l’Etat commence d’ailleurs à être franchement irrité par cette dernière trouvaille de griots à court d’inspiration.  Qu’est-ce que cela apporte-t-il à la paix qu’un jeune, une femme, un quidam et un imam viennent tour à tour ronronner à la tribune, prétendument au non de la toute la jeunesse béninoise, de toutes les femmes béninoises, de toute la société civile, de toutes les congrégations religieuses !  Ne retombons pas dans l’enfer de la bêtise et du despotisme.

Gardons haut le flambeau de la vraie paix, celle qui met définitivement fin au désarroi d’une jeunesse sans emploi, de mères de famille qui ne savent plus quoi faire pour nourrir leur progéniture, ne pouvant même plus vendre de l’eau, à cause de la concurrence déloyale d’une masse d’entrepreneurs en « pure water » ; celle qui mène une lutte opiniâtre contre les coupeurs de route et autres bandits de grands chemins. Le Bénin qui a l’intelligence d’opter le premier en Afrique, sinon pour le changement, du moins pour l’émergence, doit s’échiner à maintenir haut ce flambeau-là ; pas ceux qui servent de prétextes à des manifestations folkloriques dont le Président Boni YAYI n’a nullement besoin pour se faire réélire.

Par Olivier Lucien GUEKPON, consultant en stratégies politiques

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