La sagesse des peuples enseigne qu’en toute chose ici-bas, il y a l’essentiel et il y a l’accessoire. Dommage qu’au cœur du maelström absolument dément des affaires qui déferlent sur le Bénin en ce moment, plus aucun Béninois n’a le temps – pour chacune de ces affaires – de s’occuper en même temps de l’essentiel et de l’accessoire. En ce sens que l’essentiel dont il est question est, dans tous les cas, tellement énorme que l’accessoire qui l’accompagne devient totalement… accessoire et jeté aux oubliettes.
Et pourtant, Dieu sait que dans certains cas, cet accessoire ne manque pas d’énormité, lui, non plus ; à un point tel que certains citoyens – rares, hélas ! – affirment qu’il y a comme un renversement dans l’ordre normal des choses, en ceci que ce que tout le monde prend pour essentiel n’a pas réellement l’importance que tout le monde lui accorde, tandis que ce qui passe pour accessoire devrait être normalement l’objet de toutes les attentions.
Ainsi, prenez la réponse conjointe des députés Amoussou et Sèhouéto en date du 16 août dernier, à la lettre surréaliste que Yayi leur avait fait envoyer le 9 août, par Directrice de Cabinet interposée ; lettre leur demandant de démissionner de l’Assemblée nationale, pour se mettre à la disposition de la Haute Cour de Justice.
A propos de la lettre surréaliste du président, pour beaucoup de Béninois, l’essentiel résidait dans la bizarrerie de la procédure présidentielle ; le président qui avait en effet attendu toute une année, presque jour pour jour, avant de relever le défi que lui avaient lancé les deux députés ; l’audacieux défi d’engager contre eux toutes les procédures pour leur comparution devant la Haute Cour de Justice si lui, le président, avait la conviction que les dossiers de malversation les concernant étaient bons pour la Haute Cour ; parce que ces fameux dossiers, que brandissaient ses thuriféraires à tout propos, à tous vents et à propos de tout, ça commençait à bien faire !…
Passons sur l’étrange façon du président, de relever un défi vieux de douze mois avec un manque notoire de clarté et de fermeté, et retenons que pour beaucoup de Béninois, l’essentiel était dans la leçon magistrale de Droit que les deux députés donnèrent au premier Magistrat et à sa meute de conseillers.
Leçon de Droit magistrale en vérité.
Cependant, de mon point de vue, l’essentiel n’est pas là ! L’essentiel ne concerne pas le fond de la réponse, le fond sur lequel presque tout le monde est d’accord. L’essentiel est plutôt dans la forme : de fait, j’avoue n’avoir jamais lu une correspondance adressée à un Chef d’Etat, aussi chargée de cinglante dérision.
Ainsi, écrivent les deux compères : « …Nous nous serions donc réjouis de votre réponse, intervenue après une année d’étude et de réflexion, si sa transmission précipitée dans la nuit du 9 août à 23h53 ne donnait le sentiment d’une recherche improvisée de dérivatifs à l’encombrant scandale politico-financier d’Icc Services. »
Explication de texte : les deux compères relèvent que la réponse du président est intervenue après une année d’étude et de réflexion. Quelle étude et quelle réflexion concernant la réponse à donner à une lettre, peuvent prendre toute une année aux services compétents de la présidence d’un pays ?… En tout cas, les compères rappellent, en insistant volontairement avec lourdeur sur le détail, que la réponse en question a été transmise « de façon précipitée, dans la nuit du 9 août, à 23h53. » Ils ne le disent pas expressément, mais le reproche et le blâme sont évidents : un président sérieux, qui veut qu’on le prenne au sérieux, ne gère pas les dossiers de l’Etat dans une précipitation comme celle-là, au point d’envoyer du courrier à des concitoyens à 23 heures 53 !!! Non, mais…
Et les deux compères de poursuivre dans l’ironie venimeuse : « La lecture du contenu de votre lettre nous a, en outre, plongés dans une profonde tristesse car nous ignorions que vos conseillers n’étaient pas au courant de certaines pratiques populaires dans notre pays et de lois qui régissent d’importants domaines d’activités publiques. »
Explication de texte : ce qui a rendus ces deux gros malins très malheureux, c’est que dans leur «immense naïveté», ils croyaient que les conseillers du président connaissaient, au moins, certaines réalités de chez eux et certaines lois de la République. De toute évidence, ce n’est pas le cas.
Le comble de la dérision étant qu’à propos de la connaissance des réalités et des lois béninoises, les deux gros malins n’ont même pas fait cas du président lui-même ; comme si pour eux, c’est plus qu’une évidence que ce président-là est définitivement hors du coup, ne connaissant rien à rien.
C’est cruel…
Cependant, j’avoue que c’est le coup de la connaissance de nos réalités qui m’a tué. Ainsi, pour les deux lascars : « 1- Généralement, lorsqu’un citoyen perd un objet, par exemple une moto, et qu’il soupçonne quelqu’un d’être le voleur, il n’adresse pas à celui-ci une lettre pour lui demander de se mettre à la disposition de la justice. Il porte plainte contre lui devant les juridictions et c’est la justice qui invite le soupçonné à se mettre à sa disposition. Aussi voudrions-nous vous suggérer d’adopter cette pratique courante en transmettant les dossiers concernés à la justice. Celle-ci pourra alors inviter les présumés coupables à se mettre à sa disposition. »
Quel besoin avaient-ils, ces lascars, de rappeler ce principe élémentaire selon lequel, quelqu’un qui se fait voler une moto « par exemple » !!!, va porter plainte devant qui de droit, plutôt que de demander, par courrier, à celui sur qui portent ses soupçons, d’aller se mettre à la disposition de la Justice ? Quel besoin de rappeler une telle banalité, une telle « pratique courante » que connaît même le dernier des Béninois ?, si ce n’est pour rappeler au président et à tous ses « Bac + 20 » de conseillers juridiques que la fameuse lettre à eux adressée, même le dernier de leurs compatriotes n’aurait pas osé l’écrire. Ce qui y est écrit est un défi au bon sens et une injure à l’intelligence.
Cette mise au point concernant le défi au bons sens auquel se livrent allègrement les habitants de la présidence de la République, mise au point carrément jouissive, on le devine, cette mise au point étant évacuée, il ne restait aux deux lascars devenus brillants « professeurs », qu’à donner aux « petits étudiants attardés » du Palais de La Marina, des cours magistraux de Droit béninois.
Cela commença par le rappel d’un principe banal que même les simples citoyens connaissent et auquel ils se réfèrent depuis des lustres. Curieux tout de même que le Président à sa meute de conseillers en tous genres ne soient pas au courant : « Selon les lois béninoises, tout citoyen peut porter plainte contre un député. Il n’est pas nécessaire que ce député abandonne son mandat pour que cela soit possible. Beaucoup de nos compatriotes le savent et recourent régulièrement aux tribunaux lorsqu’ils s’estiment lésés dans leurs droits par un élu, tout particulièrement un député. Vous pouvez donc en faire de même sans attendre notre départ de l’Assemblée nationale. »
Le reste est à l’avenant : quatre points essentiels qui commencent toujours par la formule « Selon les lois béninoises…» Formule qui – rappelée à plusieurs reprises dans une lettre adressée au Premier Magistrat du Bénin – pèse au moins une tonne :
Nul n’est censé ignorer la loi, dit-on. Quand il est question du Premier Magistrat d’un pays, cet adage peut bien peser jusqu’à dix mille tonnes.
Mais il fallait conclure cette réponse des bergers Amoussou et Sèhouéto à la bergère Yayi. Ce fut une conclusion qui réussit – de mon point de vue en tout cas – la prouesse de faire le tour de très nombreux sentiments :
Sentiments « Sincèrement » patriotiques : « Nous avons voulu respectueusement faire ces rappels pour mieux situer le malaise ressenti dans notre pays et ailleurs à la suite de la diffusion de la lettre de <span>notre</span> premier Magistrat. » (« notre » malicieusement souligné par le chroniqueur)
Sentiments Vicieusement compatissants : «Les turbulences de l’affaire ICC n’ont peut-être pas permis un examen attentif des arguments développés. » (Arguments développés dans la lettre du président, bien entendu – Note du rédacteur)
Sentiments Faussement pédagogiques : «Peut-être serait-il utile de soumettre nos observations de bon sens et de praticiens de droit à l’appréciation de la Cour Suprême, dans sa fonction de conseiller juridique du Président de la République, afin de vous assurer de leur qualité juridique. »
Sentiments Délibérément craintifs (quant à la possible réalisation de la prophétie d’un certain Albert Tévoédjrè, le danger public N°1) : «Quand l’intelligence déserte le forum, la médiocrité s’installe et tout finit en dictature », avait déclaré de façon prophétique, en 1990, un de vos plus proches collaborateurs sous les acclamations enthousiastes des participants à la Conférence nationale. Grande est donc l’inquiétude que nous partageons, en ce moment, avec notre peuple. Nous avons tous besoin d’être rassurés. »
Sentiments de Déférente « considération » : «Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre déférente considération. »
C’est ce qui s’appelle rendre les hommages, selon la formule consacrée, à qui de droit ; mais comme a ricané un jour un iconoclaste de mes amis : « Consacrée, mon cul ! Coupez le mot en deux, et vous verrez : c’est une formule qui n’est pas sacrée pour un sou, et que l’on adresse généralement à quelqu’un qu’on prend pour un con !… »
Signé TLF