«En réalité, - et c’est ce que je retiens de ce demi-siècle funeste de notre prétendue autonomie - nous ne sommes pas les enfants des soleils des indépendances, nous sommes les enfants de l’après-génocide rwandais. Un génocide rendu possible par une colonisation qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours par des moyens détournés. L’Afrique n’a jamais été aussi tributaire de ses anciens maîtres. Pour le grand malheur de ses populations. Mais, au-delà de la responsabilité qu’on peut imputer à l’Occident, les Africains sont également présents au banc des accusés…»
C’est en ces termes que l’écrivain congolais Alain Mabanckou conclut son dernier ouvrage paru aux Editions Fayard, le Sanglot de l’Homme Noir. Le verdict est clair et sans appel : les Africains, eux-mêmes, sont coupables de complicité dans le préjudice causé à l’Afrique. Que ce soit la traite négrière, la colonisation ou la domination étrangère des temps modernes, les Noirs ont eux aussi leur part de responsabilité. Ainsi, Alain Mabanckou ne conteste pas les souffrances qu’ont subies et que subissent encore les Noirs. Il conteste plutôt la tendance à ériger ces souffrances en signes d’identité. Il va jusqu’à clamer haut et fort : « Je suis né au Congo Brazzaville, j’ai étudié en France, j’enseigne désormais en Californie. Je suis noir, muni d’un passeport français et d’une carte verte. Qui suis-je ? J’aurais bien du mal à le dire. Mais je refuse de me définir par les larmes et le ressentiment ».
Le Sanglot de l’homme blanc#Le Sanglot de l’Homme Noir
Détournant le titre de l’ouvrage de Pascal Bruckner, le Sanglot de l’homme blanc publié aux Editions du Seuil en 1983, Alain Mabanckou écrit le Sanglot de l’Homme Noir pour rappeler ses frères du continent à la raison. En effet, dans le Sanglot de l’homme blanc, ouvrage que personnellement je trouve un peu osé, défiant tout un continent, celui dit berceau de l’humanité, le philosophe évoque le «mal» des Blancs, cette culpabilité qui viendrait de la haine qu’ils ont d’eux-mêmes lorsqu’ils se penchent sur leur passé, en particulier sur les pages du colonialisme et du capitalisme. Une manière bien à eux de se repentir et de chercher la rédemption. Paradoxalement, Pascal Bruckner exhorte les Européens à être fiers de ce qu’ils ont accompli plutôt que d’être continuellement habités par un sentiment vain de repentance.
«Nous sommes comptables de notre faillite»
C’est à travers une missive adressée à son fils Boris que Mabanckou plante le décor de son livre. C’est bien dans ce premier chapitre intitulé exprès «le sanglot de l’homme noir» qu’il pose les jalons d’un raisonnement qui va dresser le réquisitoire de la culpabilité des Africains dans le mal perpétré contre le continent noir. Il a ainsi pris le plus grand soin, de façon pédagogique et méticuleuse, de tout expliquer au jeune garçon, dans l’intention de le préparer à son tout prochain argumentaire. Avant de signer sa correspondance, pour le convaincre définitivement, il lui martèle : « En France, où tu es né et où tu vis, je ne connais pas de mouvement de «conscience noire» qui prenne son présent en main, puisque nos militants ont encore le regard fixé sur le rétroviseur. Derrière ces idéologies communautaires de façade, c’est indirectement un appel à la pitié pour le Nègre qui est lancé. Or le salut du Nègre n’est pas dans la commisération ni dans l’aide… Il ne suffit plus de se dire originaire du Sud pour exiger du Nord le devoir d’assistance ».
En refusant de pleurnicher sur le passé douloureux de l’Afrique et son retard par rapport aux autres continents, l’auteur préfère assumer son identité, se valoriser et même s’imposer où qu’il se trouve. Après la lettre de Boris, il va raconter dans le deuxième chapitre «la vie d’un Nègre à Paris». Là, il montre comment les préjugés empêchent les Noirs, disons certains Noirs, de aire l’effort de s’affirmer. Ceux-ci pensent qu’en tant que Noirs, avec tout le poids de leur histoire, ils ne pourront jamais égaler le Blanc ; le dépasser étant déjà dans leur tête une utopie.
En réalité, le Sanglot de l’Homme Noir est une sorte d’autobiographie de l’écrivain Alain Mabanckou, faut-il le rappeler, Prix Renaudot 2006 pour Mémoires de porc-épic. A travers des chapitres tels que «les Identités meurtrières, Chemin d’Europe, l’Etudiant étranger», l’auteur fait le récit de ses rêves d’adolescent à Pointe-Noire et de son parcours triangulaire (Afrique - Europe - Amérique), en rappel à celui fait par ses ancêtres contre leur gré.
Mabanckou est connu pour son style et son jeu d’écriture : il s’amuse parfois à écrire une œuvre entière en une seule phrase. C’est le cas notamment de Verre cassé et Mémoires de porc-épic (Seuil, 2006 et 2007). Dans cet essai où il invite les Africains à ne plus condamner, mais plutôt à se prendre en charge, l’auteur se fait le plus clair possible, en utilisant un langage accessible. La gravité du sujet ne l’a pas amené à tenir un discours sophistiqué. Avec des termes simples, un exposé teinté d’humour, il a conduit sa thèse de façon compréhensible. Cependant, à la jonction des pages 146 et 147, la phrase « Les Gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kane ont été écrits en français, puis traduits plus tard en Ouolof » serait plus esthétique en étant « Les Gardiens du temple de Cheikh Hamidou Kane a été écrit en français, puis traduit plus tard en Ouolof ». Comme à son habitude, il rafraîchit la mémoire au lecteur avec une flopée de titres de romans célèbres. D’ailleurs, les douze sections qui structurent ce livre de 181 pages portent des titres d’œuvres bien connues ; en plus de ceux déjà cités, il y a aussi l’Esprit des lois (Montesquieu), le Devoir de violence (Yambo Ouologuem), la Carte d’identité (Jean-Marie Adiaffi), etc.
Alain Mabanckou achève son œuvre par le chapitre intitulé «les Soleils des indépendances» qui avaient donné l’espoir d’une Afrique libre, paisible et prospère. Mais, pour lui, ces soleils n’ont pas tardé à recouvrir le ciel de l’Afrique de gros nuages sombres. Les assassinats politiques, les coups d’Etat permanents, la prolifération des conflits ethniques, le despotisme des dirigeants africains sont autant de maux causés par nous-mêmes. Et à Mabanckou de rendre son jugement : « Nous sommes comptables de notre faillite ».
Une récompense
L’Académie Française vient de lui décerner, il y a juste quelques semaines, le grand prix de la littérature Henri Gal, prix de l’Institut de France pour l’ensemble de son œuvre.
Cotonou, le16 juillet 2012
Jean Florentin AGBONA
Technicien Supérieur de l’Action Culturelle
Administrateur de l’Association Aiyé Culture
Email : aiyeculture@yahoo.fr