Apollinaire Agbazahou vient de publier sa deuxième pièce de théâtre, Le Gong a bégayé. Après La bataille du trône (Editions Plumes Soleil), l’inspecteur de l’enseignement secondaire risque une nouvelle parution, en adéquation avec son thème favori, les arcanes du pouvoir et leurs dénivellations sur la vie publique et les traditions ancestrales.
La pièce a été jouée plusieurs fois au FITHEB
Le gong, c’est l’instrument d’un rituel quotidien qu’exécute le Kpanligan, l’équivalent du griot au palais du roi du Danxomè. Ce personnage qui est le dépositaire de l’histoire du royaume, qui ponctue, par ses interventions, les différentes phases de l’étiquette de la cour, est violemment pris à partie par le Vidaho, le prince héritier. Celui-ci estime obsolète l’utilisation du gong, de même que sa présence au palais. Surpris, le Kpanligan tente de le convaincre du contraire, de lui montrer l’absurdité d’une telle posture. Dialogue de sourd d’autant que le prince, présomptueux et ignorant, lui oppose son projet de modernisation de la vie au palais, un peu à l’occidentale. Excédé, il arrache à son interlocuteur le fameux gong géminé, l’empêchant du coup d’exécuter son double rituel : frapper sur le gong et prononcer les paroles incantatoires.
Survient aussitôt le roi. Scandalisé par la scène, il en accuse le Kpanligan. Pour lui, il s’agit de deux manquements graves à la tradition séculaire, manquements considérés au surplus comme des crimes de lèse-majesté. En conséquence, son auteur, le Kpanligan doit être châtié par la plus sévère des peines. Et le bourreau – le Migan – approuve cette décision en décrétant « c’est un tort fait aux mânes des ancêtres qui mérite réparation si nous ne voulons pas que le Danxomè subisse leurs courroux » (p. 17).
Mais le roi tempère sa décision et entreprend d’écouter d’abord le mis en cause. Kpanligan, craignant de heurter la susceptibilité du Vidaho, lui demande plutôt de donner sa version des faits. Le roi perçoit aussitôt la complexité de la situation et se retire, laissant aux deux hommes, le soin de se concerter pour armer leurs argumentaires. C’est ici que le projet pédagogique de la pièce se révèle dans toute son ampleur.
Apollinaire Agbazahou, l’auteur de «Le gong a bégayé» évoque son entrée dans le cercle des écrivains
En fait, l’auteur s’est employé à construire deux logiques opposées, deux façons de percevoir la réalité de la cour, des logiques qui finalement et comme on s’y attend, reflètent les points de vue contradictoires qu’inspirent encore aujourd’hui les traditions issues de la civilisation du Danxomè. Mais ce qui est intéressant dans cette opposition, ce sont les arguments développés par l’un et l’autre. Autant le Vidaho – qui est nourri de culture occidentale – vilipende les traditions de son terroir, autant les propos de Kpanligan en prennent le contre-pied, lui exposant ses erreurs d’appréciation. Si le Vidaho se montre arrogant, le Kpanligan y va par la douceur, son souci étant de préserver le rang et l’autorité de son contradicteur. Mais ces qualités ne suffiront pas à convaincre le jeune présomptueux, bien au contraire, celui-ci estime être porteur d’un projet de salubrité publique. « L’univers nous accuse de mœurs insalubres, clame-t-il et l’histoire retiendra que le prince Vidaho y a mis un peu d’hygiène et de salubrité »
Aussi, le retour du roi sur le devant de la scène n’arrangera-t-il rien dans sa démarche. Persuadé qu’il est sur la bonne voie, le prince héritier tente de convaincre son père de la nécessité de changer les choses. Le roi comprend que c’est par son fils que le scandale est arrivé. Embarrassé, irrité, il fait appel à l’ensemble de sa cour pour administrer à son rejeton, dans tous les secteurs de la vie du Danxomè, des leçons d’histoire : de la traite négrière dont le Vidaho accuse ses ancêtres d’avoir été les co-organisateurs au fonctionnement de la justice accusée de sommaire et d’expéditive ; de la féodalité supposée des Danxoménous à la constitution des corps d’élite de leur armée. Sociologique, historique, militaire, la pluridisciplinarité des approches du Danxomè donne à la pièce un aperçu sommaire de cette culture.
Dès lors, la position du prince héritier n’est plus rigide. Bientôt, ses premières assurances laissent place à des interrogations. De ses doutes, nait une perception plus nuancée des réalités de son milieu. Puis, il découvre, presque comme par enchantement, les valeurs d’une tradition que le Kpanligan s’était efforcé de lui expliquer et qu’il avait catégoriquement rejetées. Désormais, il est prêt à connaître davantage son histoire et à s’y immerger. Car, seule l’ignorance de cette culture et des valeurs qui la portent lui avait fait prendre des positions si négatives. Persuadé que « l’histoire est la torche qui éclaire les sentiers de l’avenir » (p.45), il promet d’œuvrer à sa valorisation.
Ce texte qu’on ne saurait qualifier d’historique, s’inscrit dans la lignée des pièces socioculturelles qui utilisent les référents historiques pour la défense et l’illustration d’une culture insuffisamment connue ou minimisée. Ici, le sujet principal tourne autour du Danxomè, son passé, ses rois, ses hauts faits discrédités par une culture étrangère. Aussi, les espaces, les objets, les instruments de ritualisation des rapports entre sujets et roi, les personnages eux-mêmes, sont utilisés par le dramaturge pour illustrer le propos. Mais sommes-nous effectivement dans un royaume, c’est-à-dire au temps de la royauté où le roi a droit de vie et de mort sur ses sujets ? Ou est-ce seulement un palais fréquenté par un roi avec une cour qui lui est dévouée mais dans un Etat moderne ? La posture du Vidaho semble pencher pour la dernière hypothèse puisque, tout au long de la pièce, son discours est sous-tendu par des informations ayant trait aux avancées technologiques de l’Occident et aux connaissances modernes de cette culture. Et si le prince héritier en est si imprégné, c’est qu’il a été formé à cette école, exactement comme les jeunes de sa génération. Une situation assimilable à celle qu’a connue le Danxomè déchu et colonisé avec ses princes envoyés à l’école du Blanc pour y apprendre ce qu’Cheikh Hamidou Kane appelle « l’art de vaincre sans avoir raison ». D’ailleurs, les serviteurs du roi et le roi lui-même, quand ils évoquent le passé du royaume, intègrent tous les faits historiques connus du Danxomè jusqu’aux périodes les plus récentes, ce qui nous laisse penser que l’action se déroule dans un espace contemporain.
Cette pièce est aussi surprenante par un autre de ses aspects : son parti-pris dramaturgique. Elle ne présente pas d’intrigue au sens classique du terme. Pas d’enjeu, rien qui puisse provoquer un antagonisme réel entre les personnages. Seul, le propos qui se cristallise autour des traditions, crée une situation de conflit, mais elle est vite éclipsée par la démarche pédagogique de toute la cour. Du coup, l’élan entretenu par ce qui paraît être la scène d’exposition est brisé par l’engagement didactique des protagonistes de la pièce. L’auteur s’inscrit-il dans une démarche des théoriciens du Nouveau Théâtre ? A-t-il voulu, comme Eugène Ionesco, Samuel Becket et tant d’autres, supprimer l’action en référence au rejet de la règle des trois unités si chère au théâtre classique ?
En tout cas, la pièce fonctionne comme tel, joue sur l’évolution dynamique du personnage du Vidaho. De son opposition brute et brutale contre la tradition, il en est devenu, au bout de cette éducation presque initiatique, le défenseur ardent. Et chaque acte, accompagné par une maxime ou un proverbe, en résume la portée et les gestes forts.
A ce sujet, on notera les nombreux maximes, proverbes et paroles sentencieuses qui ponctuent les dialogues. L’auteur a voulu mettre en exergue ici le langage fleuri de la cour royale du Danxomè. Une cour où, autant que l’étiquette, les mots ont une saveur toute particulière. Surtout sur les lèvres du roi où chaque parole est imprégnée de la culture du terroir, chaque expression, du vécu des populations, chaque proverbe, de la vision du monde des Danxomènous. A l’exemple du titre de la pièce, « le Gong a bégayé », autrement dit, le gong s’est manqué.
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