Le poids de l’argent dans le processus démocratique

Nous sommes censés être dans un type de démocratie dite libérale ou représentative. C’est le seul modèle encore viable dans le monde après l’écoulement des « démocraties populaires ».

Publicité

Parmi les critiques les plus acerbes faites à la démocratie libérale, il y a surtout  celles désormais célèbres de Karl Marx qui dans la plupart de ses œuvres devenues des classiques, comme la  guerre civile en France, n’a pas été tendre avec ce mode d’organisation de la vie politique qu’il dit propre à la classe bourgeoise : ce type de démocratie n’aurait selon lui d’autre caractéristique que de permettre à la classe capitaliste bourgeoise d’envoyer tous les cinq ans dans les instances de pouvoir ses propres représentants pour aller « fouler aux pieds les intérêts du peuple » ! En fait, ceux-ci viennent essentiellement des classes moyennes alliées. L’analyse marxiste classique comme on le voit, est un peu schématique ; car il y a une certaine éthique et des règles écrites toujours respectées dans tous les pays où la bourgeoisie est en fait au pouvoir, parce que la classe possédante que constitue la bourgeoisie capitaliste s’était trouvée dans l’obligation historique de s’allier avec les classes moyennes (moyenne et petite bourgeoisie) qui autrement seraient tentées de prendre le parti des masses populaires dans des mouvements de révolte. Par tradition, la bourgeoisie capitaliste leur a toujours laissé formellement certaines rênes de l’Etat comme l’instance exécutive, en un mot le gouvernement, quand même certains grands bourgeois, à cause du manque de contraintes de l’instance législative (Assemblée nationale ou Sénat) Y siègent. Ainsi, en France, aux Etats-Unis et dans d’autres démocraties avancées, on a vu des milliardaires être sénateurs, députés ; mais jamais présidents de la République, premiers ministres ou simples ministres ! De ce point de vue, nous verrons si pour la première fois de son histoire, les Etats-Unis éliront comme leur président un milliardaire comme Donald Trump. Aussi la bourgeoisie capitaliste a-t-elle dû aussi laisser la gestion quotidienne de ses entreprises aux représentants les plus compétents des classes moyennes (technocrates). Qu’en est-il dans les démocraties en voie de développement, surtout dans les pays les moins avancés ? La dynamique sociopolitique est ici complexe et son analyse malaisée, parce que ce sont des formations sociales désarticulées entre :

1) de larges secteurs où dominent des survivances traditionnelles qui faussent le  jeu démocratique influencé par une logique patrimoniale, monarchique ou oligarchique et qui garde souvent une forte prégnance sur la vie sociétale en général, et

2) des secteurs « modernes », ouverts apparemment au Système Mondial Capitaliste (SMC). L’école dite dépendantiste animée en Afrique par Samir Amin et en Amérique latine par Gunder Franck et Arguiri Emmanuel notamment caractérisent les économies de ces sociétés comme celles d’un capitalisme périphérique, sous-développé et dépendant du capitalisme central des pays développés.

Dans cette optique, n’ont pas encore émergé dans ces pays de vrais bourgeois capitalistes brasseurs de grands capitaux, mais :

Publicité

1) un appendice à qui Mao a donné le nom désormais célèbre de bourgeois compradors (du portugais comprador : compagnon). Les bourgeois compradors sont des intermédiaires dans le processus du commerce colonial ou néocolonial : exportation des produits locaux surtout agricoles et importation des produits manufacturés,

2) les classes moyennes locales qui comme en Occident ont entre leurs mains la gestion de l’appareil d’Etat ; c’est la bourgeoisie dite politico-bureaucratique,

3) une couche saprophyte, parasite et prête-nom de la bourgeoisie politico-bureaucratique et dont la rationalité économique  ne se fonde que sur sa proximité d’affaires avec elle. Elle est née par suite des programmes d’ajustement structurel dont les conditionnalités ont été  imposées par les institutions de Brettons Wood.

Au Bénin, nous avons par exemple le comprador Sébastien Germain Ajavon, le saprophyte Patrice Talon et le politico-bureaucrate Pascal Irénée Koupaki. La classe politique est le réservoir traditionnel de la bourgeoisie politico-bureaucratique. En général, seuls les politico-bureaucrates concourent pour l’exercice du pouvoir d’Etat. Aussi le visage socio-anthropologique singulier des pays africains explique-t-il que beaucoup de ces pays (de l’Afrique Subsaharienne) ne sont pas encore sortis  de la longue nuit des dictatures militaires ou dynastiques où ils ont été presque tous plongés à la sortie de la domination coloniale. D’autres essaient depuis vingt-cinq ans une expérience politique que nous avons baptisée par excès de langage renouveau démocratique ; on aurait pu dire simplement transition vers la démocratie. Rendons-nous à l’évidence : ceux qui ne ploient plus sous la loi d’airain des autocraties dynastiques ou des dictatures militaires, gardent toujours une bourgeoisie périphérique encore faible, en phase d’accumulation primitive et dont les richesses sont essentiellement ponctionnées sur les ressources publiques ; personne ne serait arrivé à être milliardaire dans ces pays s’il n’a pas d’une manière ou d’autre grugé l’Etat dans les transactions privé-public !

Au Bénin, il est arrivé aussi comme un paradoxe sous le régime Yayi : les fractions compradore  et saprophyte de nos bourgeoisies ne sont plus satisfaites de leurs relations structurelles avec leurs congénères politico-bureaucratiques. Lasses de confier leur devenir économique à une couche de bureaucrates hostiles et inefficaces dont la capacité à assumer leur rôle d’alliés de classe de cette bourgeoise compradore ou saprophyte est largement obérée alors que le peuple piaffe d’impatience, certains de nos milliardaires se rendent à l’évidence : leurs intérêts et ceux de leur classe courent de grands risques ;  ils  ne peuvent désormais, pensent-ils,  être défendus directement que par l’un des leurs ! On n’est mieux servi que par soi-même.  Comme toujours le Bénin, petit pays du Golfe de Guinée, est en train d’annoncer les couleurs d’une nouvelle  physionomie sociopolitique : des hommes d’affaires milliardaires comme chefs d’Etat ! Aussi,  parmi les candidats les plus sérieux capables de ramasser la mise lors de la présidentielle de 2016,  y a-t-il deux de nos milliardaires ! Parce que les classes moyennes politico-bureaucratiques de chez nous ont montré leur incapacité à défendre les intérêts du secteur privé, pressés qu’ils sont d’amasser au maximum avant de « foutre le camp » ; ils sont donc discrédités. C’est là d’ailleurs l’origine du silence de la classe politique qui n’a plus rien à dire, car ayant montré son incurie. A quatre mois du premier tour des élections présidentielles de 2016, aucune figure sérieuse de cette classe politique n’a jusqu’ici émergé pour porter la contradiction aux « milliardaires » ! Mais tenons-le pour dit ; si des fois un  des deux milliardaires en arrive à ramasser la mise, il aura tout de suite sur le dos toute la classe politique nationale qui se sentirait flouée par ses alliés naturels, oubliant vite que nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude : elle s’était révélée incapable de relever les nouveaux défis d’accumulation primitive sans révolter les masses populaires et empêcher la vague déferlante qui a produit ce cauchemar de notre bourgeoise compradore et surtout de la couche saprophyte en formation : la révolution marxiste-léniniste de 1972 à 1989.  La science politique donne le nom d’Etat d’exception au type  de régime qu’une  fraction des classes moyennes est tentée d’instaurer (Nicos Poulantzas) ; car ce régime agit  dans le sens des seuls intérêts de la nouvelle classe dirigeante, alors que l’Etat est plutôt la résultante d’un habile compromis entre les classes. En un mot, ce qui nous menace après avril 2016, c’est la dictature, ni plus ni moins si c’est un comprador ou un  saprophyte qui prend le pouvoir d’Etat. Si cela s’avérait, nous n’en mourrons pas tout de même. Les pays d’Amérique latine, depuis leur libération de la conquête espagnole au  XIXème siècle, n’ont vécu la plupart du temps  que sous des régimes d’exception de toute nature, militaire, populiste ou bonapartiste ! J’affirme cette régularité : lorsque stipendiés, nos femmes et nos jeunes sortent comme des bourgeons pour appeler au pouvoir Sébastien Germain Ajavon ou Patrice Talon, le diable n’est pas loin et je m’écrie : « Les malheureux ! Ils ne savent donc pas qu’ils sont en train de creuser la tombe de nos libertés ? » Ceux qui toujours irrévérencieux dénient à l’Archevêque de Cotonou le droit de crier gare, sont ou des individus de mauvaise foi ou des imbéciles heureux. Les peuples ont souvent une psychosociologie collective déroutante ; comme les peuples allemand, italien et japonais de 1939 à 1945 : on dirait qu’ils ont éprouvé un plaisir pervers à faciliter leur propre perte !  

Enfin les manières dont les peuples s’amusent, fournissent des indicateurs précieux sur leur malaise profond. Sous la Révolution, on a dansé et chanté à qui mieux mieux ; comme pour conjurer un sort funeste futur. De nos jours, on ne chante plus comme de 1945 à  1972 ; on ne chante plus et on danse plus aussi comme de 1979 à 1990. Or, après 25 ans de « fatigue démocratique», nous semblons avoir retrouvé la gouaille d’antan. N’est-ce pas assez bouffon, ces spectacles insipides de jeunes et de femmes s’égosillant à appeler à être candidats des gens qui apparemment se paient leur fiole ? Que nous demandent-il ce faisant, comment réagirions-nous à des gens appelés â être candidats, mais qui sont silencieux et invisibles comme des cadavres ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité