Les mesures de gratuité dans les pays pauvres : Luxe ou nécessité ?

La gratuité c’est le fait d’obtenir ou de jouir d’un bien sans qu’aucune contrepartie ne soit exigée ou versée. Compris comme tel ; je peux sans risque de me tromper, déclarer qu’aucun bien ou service n’est réellement gratuit.

Publicité

Car toute chose à une contrepartie même si celle-ci n’est pas apparente ; ce que les économistes conviennent de nommer coût d’opportunité. Je définirai ici alors la gratuité comme un concept qui recouvre le fait de jouir d’un bien sans en assumer directement le coût ou le financement. Elle recouvre toutes les formes d’échanges qui se retrouvent en dehors de la sphère marchande. J’exclue ici pour éviter toute équivoque la notion de don. Car tout don n’est pas gratuit, ou du moins gratuit dans le sens que je lui donne ici. Le prix Nobel d’économie Akerlof (1982) dans Labor Contract as Partial Gift, présente un peu les conséquences de l’introduction d’une variante du don/contre-don dans l’économie et notamment sur le marché du travail. Donc évitons de confondre le don et la gratuité dans le cadre de la présente réflexion.

Selon les périodes et les contextes, le marché ou la gratuité prend le meilleur ou le mauvais rôle et vice versa. Ainsi, dans un contexte d’urgence médicale, si je prends le cas d’un accidenté, personne ne s’offusquerait si l’on lui administrait gratuitement les soins afin de le maintenir en vie, le contraire aurait surpris plus d’un. Personne ne refuserait de jouir gratuitement d’un bien public ou d’un parc public. Lorsque la livraison d’un produit est gratuite, nous sommes tous prompte à acquérir notre marchandise auprès de ce prestataire. Personne ne s’est encore plaint de jouir gratuitement d’un certain nombre de biens et/ou services à travers internet. Jeremy Grifkin (2014) dans son livre sur la nouvelle société du coût marginal zéro, prédit même que la gratuité d’accès qu’offre internet pourrait être à l’origine de la transformation du capitalisme. Il arrive même que pour échapper à la justice ou se défendre devant les tribunaux, certains ‘‘people’’ jurent avoir plutôt eu le sexe gratuit ; le sexe payant les condamnerait pour proxénétisme ou sexe payant avec mineur selon le cas. Toutes ces différentes formes de gratuité passent beaucoup mieux dans l’opinion.

Nous avons aussi coutume d’entendre sous nos cieux, que les services ou biens gratuits pourraient être de mauvaises qualités ou concerner des biens avariés ou périmés ou que l’on préfère encore ne rien faire que de rendre un service ou faire un travail gratuitement. Dans ces derniers cas, l’on se méfie davantage de la gratuité. L’idée de ce développement, c’est de faire comprendre que la gratuité n’a ni bonne ou mauvaise réputation, donc le débat sur le sujet est ouvert sans que l’on ne soit d’office qualifié de libérale ou interventionniste, de conservateur ou socialiste, de capitaliste ou communiste selon la conclusion à laquelle l’on aboutit.

Les mesures de gratuité sont généralement admises comme étant efficaces pour lutter contre la pauvreté et réduire les inégalités, pour peu que le bon ciblage soit effectué. Ainsi la gratuité de l’enseignement, des soins de santé, des transports, du logement, … sont souvent citées dans la panoplie des mesures sociales. L’existence de certaines de ces mesures remonte à très loin. L’histoire enregistre Socrate comme ayant délivré ses enseignements gratuitement sans que la qualité de ceux-ci soit altérée. J.J Rousseau développe, déjà au XVIIIème siècle, une théorie de la gratuité de l’enseignement et de l’éducation. Au total, pour l’essentiel, il s’agit de mesures anciennes et vieilles dont certaines ont fait leur preuve et continuent d’ailleurs d’en faire. L’évolution récente qu’ont enregistrée les statistiques des taux de scolarisation dans les pays en développement et pauvres n’est pas étrangère à la mise en œuvre des mesures de gratuité ; la réduction des taux de mortalité infantile et maternelle n’est pas non plus étrangère à ces changements qualitatifs dans les politiques sociales. L’on devrait à ce niveau de l’analyse se poser la question, mais pourquoi alors le titre de ce texte ? Car le développement montre clairement que les mesures de gratuité, ou du moins celles évoquées dans le texte, sont plutôt une nécessité pour régler les questions de pauvreté ou d’inégalité. Les spécialistes de l’économie du développement diront que ces mesures permettent d’opérer un transfèrement d’actifs aux pauvres ou si l’on veut de les ‘‘capaciter’’ afin de leur donner entre autre cette liberté d’être et de faire théorisée par Sen (1979).

Publicité

Déjà permettez-moi d’évacuer toutes les formes d’inefficience de l’intervention du gouvernement y compris des politiques de gratuité, appartenant à des courants théoriques divers, mais dont le cœur, je pense, relève des théories de la public choice. Je fais le choix de ne pas évoquer les théories de la bureaucratie (Tullock, 1965 ; Downs, 1965 et Niskanen, 1971) et de la recherche de rente (Tullock, 1967, 1971 ; Krueger, 1974 et McChesney, 1987, 1997) pour justifier une quelconque perversité de la gratuité. L’idée de ce choix est de ne pas construire l’argumentaire autour de l’inefficience du gouvernement. C’est un panier four tout dans lequel, on peut tout mettre. Je fais plutôt le choix, de rechercher mes éléments argumentatifs dans le mécanisme même de la gratuité. C’est-à-dire partir des fondements même de la gratuité pour illustrer l’existence d’une composante « luxe » qui risquent de l’emporter sur la composante « nécessité ».

Le Luxe est compris ici comme un bien qu’un pauvre – ou qu’un pays pauvre en général – ne peut s’offrir. Il s’agit du gaspillage, de la déresponsabilisation et de la surconsommation. Mais avant d’y revenir, permettez-moi de motiver l’importance supposée des mesures de gratuité et ensuite de montrer comment elles deviennent inopérantes. Les exemples qui nous concernent ici relèvent de la théorie du capital humain. Les auteurs clés à notre sens ici, sont essentiellement Lucas (1988), Becker (1962) et Selma (1962). L’on pourrait aller bien au-delà de ces trois auteurs, mais je voudrais circonscrire mon propos à ces trois auteurs.

Prenons le tout premier auteur, que j’apprécie tout particulièrement, pour présenter l’itinéraire de leur pensée. Il suppose que l’individu accumule du capital humain à partir du temps passé à se scolariser. L’instruction reçue permet d’accumuler progressivement de capital qui à un horizon relativement long sera bénéfique non seulement pour l’individu mais aussi pour la collectivité du fait de l’externalité positive qu’il dégagera. Le pauvre surévaluant le court terme, va choisir rentabiliser dans l’immédiat son temps en préférant le travail à l’instruction. Une incitation à l’amener à faire le choix de l’instruction se trouve être dans la prise en charge de sa scolarisation d’où une justification des mesures de gratuité notamment celles présentes dans le secteur de l’éducation. Il en va ainsi dans les autres secteurs sociaux de gratuité tels que le secteur de la santé. Selon cet auteur et beaucoup d’autres, le ressort de la croissance économique est l’amélioration de la qualité du travail ; et par conséquent de la qualité de la formation donnée et des produits formés. Pour que donc les fruits espérés de la gratuité soient réalisés, il faut non seulement que l’individu soit maintenu dans le système éducatif pour un temps relativement long, mais aussi que l’instruction qui lui est donnée soit de bonne qualité. C’est là qu’intervient, le gaspillage et la déresponsabilisation, qui émergent d’une dévalorisation du bien et/ou du service gratuit.

L’impossibilité d’attacher une valeur ou un coût à l’instruction peut amener le bénéficiaire à ne pas en prendre soin. Les parents s’il s’agit d’un enfant de bas âge, risquent de baisser la surveillance et le contrôle de l’enfant, car en général, ils perdent directement peu si l’enfant ne réussit pas. Les mesures d’accompagnement de cet enfant risquent d’être inexistantes ou faibles pour les mêmes raisons. Dans le cas d’un étudiant, la gratuité risque de le pousser à développer un « itinéraire éducatif » délétère, fait de changements de filière, d’abandon, de reprises, qui in fine risque de devenir plus coûteux pour la société. La surconsommation elle sera davantage observée dans le secteur des soins de santé. Les sociétés d’assurances santé ont souvent reporté ce cas sur les polices qui donnent une couverture à 100%.

Outre le gaspillage, la surconsommation et la déresponsabilisation que favorise la gratuité, l’on peut aussi lui reprocher la régression dans la qualité des services offerts, qu’elle entraine. La gratuité favorise souvent la massification. Celle-ci s’accommode généralement très peu avec la qualité, d’autant plus que l’agrandissement des capacités d’offre (infrastructure, personnel, consommable) n’évolue généralement pas au même rythme que l’expression de la consommation en situation de gratuité. Ainsi, le délai d’ajustement des capacités d’offre à la consommation induit une baisse de la qualité qui pourrait compromettre les bonnes promesses annoncées par la théorie du capital humain et aggraver davantage les coûts pour la société : la gratuité d’aujourd’hui est un coût pour la société et génère la perte de réalisation des avantages futurs annoncés.

La question qui nous est posée de nouveau est de savoir, si un pays en développement et pauvre, dans lequel presque tout est prioritaire peut s’accommoder à la fois de gaspillage, de surconsommation, de déresponsabilisation et de perte de qualité des services ? Ou si nous voulons, la gratuité est-elle un luxe ou une nécessité ?

Je n’ai rien contre la gratuité, d’ailleurs un peu plus haut, j’ai évoqué quelques-uns de ses bienfaits ; mais je suggère une gratuité éclairée. Une gratuité en termes de nombre d’année de scolarisation par exemple. L’on pourra accorder à chaque enfant, 14 ans de scolarisation gratuite et obligatoire (depuis la maternelle jusqu’au BEPC, avec une marge de deux années), rendre l’université payante ou dans le cas échéant – au cas où elles est gratuite – procéder à une sélection rigoureuse à l’entrée (entrée au mérite) de manière à ce que les heureux sélectionnés soient suffisamment conscients du sésame qu’ils ont et offrir en conséquence, le meilleur d’eux dans le parcours. Enfin pour éviter la surconsommation des soins de santé gratuits, il faudra initier un droit ou un système d’assurance (adhésion à un club) qui incite à une consommation judicieuse

Par Alastaire ALINSATO,
Maître de Conférences,
Agrégé de Sciences Economiques Université d’Abomey-Calavi

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité