Un philosophe s’en est allé : Kwasi Wiredu (1931 – 2022)

Il était le plus grand. Il le demeure. Le plus grand des philosophes africains. Plus exactement : le doyen d’âge parmi les plus grands encore en vie voici quelques semaines – malgré une modestie presque choquante. Beaucoup ont en effet publié comme lui, après lui, avant lui, des œuvres originales et d’une grande profondeur. Mais pour la précision, la nuance, la rigueur d’analyse et, par surcroît, le sens de l’humour, Wiredu reste un modèle.

Le philosophe ghanéen vient de nous quitter. Il a tiré sa révérence le 6 janvier 2022 à Tampa en Floride, aux Etats-Unis, à l’âge de 90 ans. Il laisse derrière lui une épouse, l’élégante et dynamique Ajoa, 5 enfants, 11 petits-enfants, 2 arrière-petites-filles de 6 et 4 ans et une nuée de lecteurs et de disciples qui continueront, de génération en génération, à se nourrir de ses vues pénétrantes et de son apport immense.

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Né le 3 octobre 1931 à Kumasi, Wiredu a fait ses études de philosophie d’abord à l’Université du Ghana à Legon, banlieue d’Accra, puis à l’Université d’Oxford en Grande Bretagne. Il a exercé une influence considérable à travers ses nombreux articles regroupés notamment dans deux recueils :

  • Philosophy and an African Culture, Cambridge : Cambridge University Press, 1980 (Philosophie et culture ghanéenne), recueil d’articles échelonnés entre 1966 et 1976
  • Cultural Universals and Particulars, Bloomington: Indiana University Press, 1996 (Universaux et spécificités culturels).

Wiredu a également dirigé une publication collective :

  • A Companion to African Philosophy, Oxford: Blackwell publishing house, 2006, avec la collaboration de William ABRAHAM, Abiola IRELE, Ifeanyi MENKITI.

Il a codirigé avec son compatriote Kwame GYEKYE (prononcer : djé’tchi) un ouvrage collectif sur :

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  • Person and Community, Washington: Council for Research in Values and Philosophy, 2010

Quel dommage qu’il soit si peu connu en Afrique francophone! J’ai entendu parler de lui dès 1967, au cours d’un colloque organisé à Copenhague, au Danemark, par la Société africaine de culture (alias Présence africaine) et l’Association des amis scandinaves de « Présence africaine ». Il était déjà, je crois, chef du département de philosophie à Legon et s’était fait représenter à ce colloque par Martin A. KISSI.

Au cours de mon bref mais passionnant séjour à Kinshasa et Lubumbashi, séjour au cours duquel le Congo de Mobutu fut rebaptisé Zaïre, le département de philosophie a lancé sur ma proposition une revue bilingue dont il m’a fait secrétaire de rédaction, les Cahiers philosophiques africains – African Philosophical Journal. Le premier numéro publiait, entre autres, un article du Kenyan Odera H. ORUKA, qui signait encore, à cette époque, Henry O. ODERA, mais rien de Wiredu.

Rentré définitivement au Dahomey en 1972, l’un de mes premiers efforts a été de faire exister une structure d’échanges et de discussion entre philosophes d’Afrique noire de toutes obédiences et de toutes spécialités. L’idée était simple. Les philosophes africains avaient jusque-là priorisé, comme leurs collègues des autres disciplines, les échanges verticaux avec leurs homologues européens et occidentaux. Il était temps de privilégier désormais les échanges horizontaux entre Africains. J’étais jeune, j’étais audacieux. Les routes du Nigeria étaient bonnes et moins dangereuses qu’aujourd’hui.  Je me suis rendu en voiture aux universités de Lagos et d’Ibadan, à l’Université d’Ifè rebaptisée depuis lors Obafemi Awolowo University, où le regretté Olubi John SODIPO, alors chef du département de philosophie, dirigeait une revue philosophique remarquable, Second Order. Puis je me suis rendu à Lomé et à Accra. La guest-house de l’université du Ghana était confortable. J’ai été chaleureusement accueilli par Wiredu. Nous partagions les mêmes idées. Rendez-vous fut pris pour une réunion à Cotonou.

Ainsi s’est tenue le 3 janvier 1973, dans une modeste salle de classe du Cours secondaire protestant de Cotonou alors dirigé par feu Samuel AKLE, lui-même philosophe, l’assemblée constitutive d’une association dénommée Conseil interafricain de philosophie (CIAP) / Inter-African Council for Philosophy (IACP). Olu SODIPO en a été élu président, Abdoulaye ELIMANE KANE, de l’université de Dakar, 1er vice-président, WIREDU 2ème vice-président, Aloyse-Raymond NDIAYE de l’Université de Dakar trésorier général, Odera ORUKA de l’Université de Nairobi trésorier général adjoint et moi-même secrétaire général. Le CIAP a aussitôt demandé et obtenu son affiliation à la Fédération internationale des sociétés de philosophie (FISP), institution qui organise tous les cinq ans en liaison avec l’UNESCO le congrès mondial de philosophie. Le CIAP s’affiliait ainsi du même coup, à travers la FISP, au Conseil international de la philosophie et des sciences humaines (CIPSH) basé à Paris dans les locaux de l’UNESCO, et dont le Secrétaire général était alors Jean d’ORMESSON de l’Académie française.

Il était hors de question de transférer à Cotonou les Cahiers philosophiques africains, revendiqués à juste titre par l’Université nationale du Zaïre (UNAZA) comme sa propriété inaliénable. Aussi avons-nous créé un organe semestriel bilingue, Conséquence : revue du Conseil interafricain de philosophie. Dans le 1er numéro figurait, entre autres textes, la traduction française d’un article de J. E. WIREDU (comme il signait encore à l’époque) paru auparavant en anglais dans Universitas, revue inter-facultaire de l’Université du Ghana.

L’UNESCO s’est avisée de lancer, à la fin des années 1970, une vaste enquête sur l’enseignement et la recherche philosophiques dans le monde. Le chef de la division de philosophie, Mohamed Allal SINACEUR, lui-même marocain, ancien élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud et agrégé de philosophie, m’a demandé de réaliser cette enquête pour l’Afrique francophone. Il fallait un anglophone pour conduire la même enquête en Afrique anglophone. Ce fut Wiredu.

Les leçons de cette double enquête devaient être tirées au cours d’une réunion d’experts de l’UNESCO organisée à Nairobi en juin 1980. Wiredu y a présenté une communication remarquable, dans laquelle il concluait à l’urgence de ce qu’il appelait une « décolonisation conceptuelle », ni plus ni moins. Pour lui, une multitude de concepts et d’affirmations qui paraissent aller de soi aussi longtemps qu’on les énonce dans les langues européennes, sont simplement impensables dans les langues africaines. L’universalité de ces concepts et affirmations n’est donc qu’une fausse universalité. Un exemple tout simple est le cogito cartésien. Au lieu de cette certitude inaugurale sur laquelle Descartes entendait fonder tout l’édifice du savoir : « je pense, donc je suis », le Kenyan John MBITI trouvait plus naturel de dire : « Je suis parce que nous sommes. Et puisque nous sommes, donc je suis ». Avant lui, SENGHOR avait formulé ce qui lui semblait être la réaction du Négro-africain face au cogito : « je pense, je danse l’autre ». Alexis KAGAME avait montré l’incongruité de l’expression « je suis », qui restait inintelligible dans les langues bantu aussi longtemps qu’elle n’était pas complétée par des déterminants qui lui donnent sens : je suis ceci ou cela, je suis à tel endroit, etc..

Wiredu, à son tour, prenait des exemples précis dans les langues akan pour relativiser et remettre à leur juste place quelques-unes des notions les plus classiques de la tradition philosophique occidentale. Et il lançait à la fin de sa communication cet appel en forme de manifeste : « Philosophes africains, apprenons à penser dans nos propres langues ! »

Je n’ai jamais oublié cette leçon de Wiredu. Elle venait au devant de mes convictions militantes sur la nécessité d’une réhabilitation et d’un développement des langues africaines. Mais ce que montre Wiredu, c’est que cette revendication à première vue simplement politique renvoie à un enjeu infiniment plus profond ; qu’au-delà de la décolonisation politique, économique et culturelle, l’enjeu le plus radical est la décolonisation conceptuelle. 

Le romancier kenyan NGUGI wa Thiong’o dira la même chose autrement en appelant à « décoloniser l’esprit ». Joignant l’acte à la parole, il fera son « adieu à la langue anglaise » et écrira désormais romans et pièces de théâtre dans sa langue maternelle, le kikuyu, ou dans sa langue vernaculaire, le kiswahili, quitte à laisser à d’autres le soin de les traduire en anglais s’ils le jugent utile.

Né le 5 janvier 1938, Ngugi est de six ans le cadet de Wiredu. Dans un sens, ce dernier n’est pas allé aussi loin. Il n’a pas dit adieu à la langue anglaise. Il ne s’est pas résolu à n’écrire désormais que dans sa langue maternelle, le twi, ou dans une autre langue akan. Mais la difficulté n’était pas la même. Car la philosophie n’est pas la littérature. Raconter est une chose, penser en est une autre. Raconter une histoire, réelle ou fictive, dans une langue africaine est autre chose que d’analyser des problèmes et de forger à cet effet les concepts adéquats.

Dans la droite ligne de ce que souhaitait Wiredu, l’Afro-canadien Chike JEFFERS a pris une initiative remarquable en sollicitant de plusieurs philosophes africains, voici une quinzaine d’années, des articles originaux rédigés dans leurs langues. Le jeune universitaire a gagné son pari. Le résultat fut un ouvrage multilingue où les textes originaux figuraient à gauche et la traduction anglaise à droite. Une préface de Ngugi wa Thiong’o écrite en anglais, forcément, ouvre ce recueil où se succèdent des textes écrits dans sept (7) langues africaines. Celui de Wiredu ferme ce recueil. Son titre original en twi, Papa ne Bone, est traduit en anglais : Good and Evil (Le bien et le mal).

Au-delà du campus de Legon, Wiredu a connu, dans son pays, un rayonnement national. Philosophy and an African Culture était, à l’origine, le titre de son discours de réception à l’Académie des arts et des sciences du Ghana, discours prononcé en octobre 1976, avant de devenir le titre d’un livre dont ce discours constitue, justement, le premier chapitre.

Au-delà du Ghana, il a rayonné sur le continent, donnant des conférences dans divers pays dans un cadre parfois restreint, comme au Bénin, ou dans un cadre plus large comme à Abidjan, Nairobi et ailleurs, faisant une mission d’enseignement (visiting professorship) à l’Université d’Ibadan au Nigeria en 1984.

Au-delà du continent, cédant, comme beaucoup d’universitaires africains, à l’attrait de l’Amérique mais contribuant par là-même au rayonnement de l’Afrique, Wiredu a effectué des missions d’enseignement à l’Université de Californie à Los Angeles, à l’Université de Richmond en Virginie, à l’Université Duke en Caroline du Nord. Depuis 1987, il occupe un poste permanent à l’Université de la Floride du sud à Tampa, où il est devenu « Distinguished Professor ».

Le patriarche s’en est allé. Dans le cadre des cérémonies du quarantième jour, un hommage solennel lui sera rendu à Legon sous l’égide conjointe de l’Université et de l’Académie des Arts et des Sciences du Ghana le mercredi 15 février 2022. Les deux institutions le revendiquent. L’Afrique le revendique. Il ne nous reste plus qu’à l’intégrer pleinement à notre héritage intellectuel et à continuer son combat.

Cotonou, le 31.01.2022

Une réponse

  1. Avatar de Maenm
    Maenm

    Un bel hommage qui nous instruit sur ce grand philosophe

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