En qualifiant le franc CFA de « vestige infantilisant du passé », Tidjane Thiam a ravivé un débat déjà ancien. L’ancien patron du Crédit Suisse a souligné qu’« une nation qui n’a pas le contrôle de sa monnaie n’est pas vraiment souveraine », donnant une portée inédite à un sujet jusque-là surtout porté par des activistes, des intellectuels et des artistes engagés. Si la stabilité économique du CFA est reconnue, son poids symbolique reste au cœur des contestations.
Un débat initié par des voix militantes et culturelles
Depuis plusieurs décennies, le franc CFA, utilisé par 14 pays africains, occupe une place centrale dans les discussions sur l’avenir économique et politique du continent. Ses détracteurs dénoncent une dépendance structurelle à la France, en raison de son arrimage à l’euro et de la garantie apportée par le Trésor français.
Des activistes comme Kemi Seba ont joué un rôle majeur dans la popularisation du débat. Ses prises de position tranchées et ses actions symboliques – comme la brûlure publique d’un billet de CFA – ont marqué les esprits. Bien que critiqué pour ses méthodes, il a contribué à mettre la question monétaire à l’agenda médiatique et politique en Afrique de l’Ouest.
À un niveau plus académique, l’économiste togolais Kako Nubukpo a porté une critique constante. Ancien ministre et aujourd’hui commissaire à l’UEMOA, il a publié plusieurs ouvrages où il souligne que le CFA bride la capacité des États africains à définir des politiques monétaires adaptées à leurs réalités. Ses analyses mettent en avant l’asymétrie entre stabilité importée et manque de flexibilité interne.
Le débat a également trouvé un relais dans le milieu artistique. Des musiciens comme le rappeur sénégalais Didier Awadi ont dénoncé le CFA dans leurs textes, donnant au sujet une dimension populaire et culturelle. La critique du système monétaire a ainsi dépassé le cadre des cercles militants pour devenir un élément du discours identitaire et générationnel en Afrique.
Ces différentes contributions ont permis de faire du CFA non seulement un enjeu technique, mais aussi un symbole de la quête de souveraineté.
Tidjane Thiam, une voix qui change la perception
C’est dans ce paysage déjà dense que s’inscrit l’intervention de Tidjane Thiam. Dans son ouvrage Sans Préjugés, il décrit le franc CFA comme un « vestige infantilisant du passé », soulignant qu’il s’agit d’un héritage qui, bien qu’ayant apporté des bénéfices économiques, reste marqué par la dépendance vis-à-vis de la France. Pour lui, la monnaie a permis aux pays concernés de bénéficier d’une stabilité monétaire, avec des niveaux d’inflation relativement faibles et une certaine attractivité pour les investisseurs étrangers.
Cependant, il estime que ces avantages ne doivent pas masquer l’enjeu central : la souveraineté. Lors d’un discours devant la diaspora ivoirienne à Paris, il a affirmé : « Une nation qui n’a pas le contrôle de sa monnaie n’est pas vraiment souveraine ». Il a expliqué que le fait de déléguer à une puissance étrangère la garantie et l’arrimage de la monnaie empêche les pays africains de décider librement de leurs politiques économiques, notamment en période de crise.
Thiam insiste aussi sur la dimension psychologique et politique de cette question. Selon lui, tant que les pays africains ne contrôleront pas leur propre monnaie, l’idée d’une indépendance pleine et entière restera inachevée. Il met ainsi en avant un paradoxe : le CFA, censé être un facteur de confiance et de stabilité, peut en réalité nourrir un sentiment d’inachevé dans la construction de la souveraineté africaine.
La portée de ses propos est amplifiée par son parcours. Ancien directeur général du Crédit Suisse, membre de plusieurs conseils d’administration de grandes entreprises mondiales, mais aussi désormais acteur politique en Côte d’Ivoire, Tidjane Thiam bénéficie d’une double légitimité : celle de l’expertise financière et celle de l’engagement national. Contrairement aux voix militantes souvent perçues comme radicales, ses prises de position sont accueillies comme des analyses d’expert, difficiles à balayer d’un revers de main.
Une controverse qui prend une nouvelle dimension
La critique du CFA n’est pas une nouveauté, mais lorsqu’elle est portée par un profil comme celui de Thiam, elle acquiert une dimension institutionnelle. Elle contraint gouvernements et institutions régionales à reconsidérer une question qu’ils préfèrent souvent aborder avec prudence.
Le projet de remplacement du CFA par l’Eco, annoncé en grande pompe en 2019, illustre bien cette tension. Présenté comme une avancée vers l’indépendance monétaire, il reste à ce jour largement théorique, en raison de désaccords entre les pays de l’UEMOA et ceux de la CEDEAO. Pour beaucoup, cette réforme n’est encore qu’un ajustement symbolique. Les propos de Tidjane Thiam résonnent donc comme une invitation à aller au-delà des demi-mesures.
En donnant une voix crédible et mesurée aux critiques, Thiam ne balaie pas les avantages reconnus du CFA – notamment la stabilité et la confiance qu’il inspire aux investisseurs – mais il insiste sur le fait que la stabilité ne suffit pas sans souveraineté. Cette approche redonne une profondeur nouvelle au débat.
Vers un nouveau chapitre de la réflexion monétaire africaine
Le franc CFA est à la fois un outil économique et un marqueur symbolique. Si les activistes et artistes ont réussi à sensibiliser l’opinion, et si des économistes comme Nubukpo ont formulé des critiques structurées, l’entrée en scène d’une personnalité comme Tidjane Thiam change la donne. Elle confère au débat une crédibilité institutionnelle qui oblige les décideurs à prendre position. Le sujet reste ouvert : comment concilier les avantages économiques du CFA avec l’aspiration des sociétés africaines à une autonomie pleine et entière ? La déclaration de Thiam ne tranche pas, mais elle rappelle avec force que l’indépendance d’un État ne se mesure pas seulement à ses frontières, mais aussi à sa capacité à émettre et contrôler sa monnaie.
