Qui sera responsable des morts en cascade dans nos hôpitaux?
La petite Anna a dix ans. Elle est belle, malicieuse. Elle est au cours moyen. Elle a été transportée en urgence à l’hôpital public de X ce matin. Au bord de l’agonie, elle haletait par saccades. Elle voudrait bien hurler un appel au secours, mais dans les yeux de sa mère, elle lisait une foi, une confiance à toute épreuve. Alors elle s’abandonna dans les bras de l’ange maternel, tissant à nouveau autour de son petit cœur l’espoir qui commençait à s’effriter sous la hargne de la douleur et la ténacité des vertiges. Toute la nuit, elle a été sujette à une diarrhée incoercible doublée d’une série de vomissements sévères. Son père, virtuose de la moto – il était zémidjan – avait mis en route son plan de cascade le plus frissonnant pour traverser les marécages verts, gluants et putrides avec sa tendre épouse et son adorable fillette, toutes deux agrippées à son torse nu.
Nous sommes enfin arrivés, mon trésor, tu seras soignée, tout ira bien, tu verras, soufflait la mère aux oreilles de sa fille qui ne cessait de geindre entre deux convulsions.
A l’entrée de l’hôpital, le gardien considéra un temps la petite fille exsangue dont les yeux étaient proches de la révulsion. Il secoua la tête, regarda tour à tour mari et femme, avant de dire, dans un hochement d’épaule :
Je ne sais pas si on pourra la soigner, mais allez-y quand même. Pour être honnête, je crois que vous ferez mieux d’aller dans le privé. Car, vous savez, on est mardi, et c’est jour de grève.
Consignant de ne pas écouter le délire futile d’un vieux gardien sans doute en lutte contre les malices de l’alcool, la jeune famille infortunée se rua dans le centre, vers le pavillon de pédiatrie. Une aide-soignante assoupie s’étirait poussivement sur un long banc dans le couloir désert du pavillon d’ordinaire bondé de jour comme de nuit.
C’est ma fille, c’est ma fille, cria la mère tenant la jeune enfant vacillante de faiblesse. Faites quelque chose, je vous en supplie. Faites quelque chose. Toute la nuit elle a vomi et fait la diarrhée.
Je ne peux rien, madame. Il y a grève des paramédicaux. Personne n’est ici pour la prendre en charge. Allez dans le privé.
Cela dit l’aide-soignante se leva, ouvrit la porte de sa salle et s’enferma à double tour.
Dans sa tête, l’homme calcula rapidement sa fortune, et estima l’ardoise du privé. Avait-il le choix, en réalité ? Il s’élança dans un demi tour fracassant, reconduisant sa fille et sa femme au milieu d’un nuage de fumée grise à enrhumer un crapaud. Au bout d’une minute, on entendit au loin un hurlement strident. Ce cri-là, on ne peut jamais s’y méprendre. C’est le cri de la mère. C’est ce cri atone qui semble sortir de profondeurs plus lointaines que celles des tripes. C’est plus que de la rage, plus que de la haine, plus que du désespoir, plus que de l’impuissance, plus que le sentiment. C’est le cri de la mère qui sent se refroidir sa fille qu’elle tient pourtant dans ses bras.
Cette scène authentique s’est déroulée il y a quelques jours, dans ce mois d’août 2008. En principe, c’était juste un fait divers. Mais si deux, trois, quatre, dix, cent, mille familles perdent chacune un enfant dans des conditions similaires, parlera-t-on toujours de faits divers ? Combien de personnes sont ainsi rejetées aux portes de l’hôpital pour la simple raison qu’il y a grève ? Combien d’accidentés délaissés se sont noyés dans leur sang, sous le regard horrifié de leurs proches ? Combien de jambes, bras, têtes, corps traumatisés, les sapeurs pompiers, refoulés à la porte d’un centre public, ont-ils été obligés de remballer dans leur fourgon pour se diriger vers l’Inconnu ? Combien de Béninois sont déjà morts parce qu’ils n’ont pas les moyens de se faire soigner dans un centre privé, le service public ne voulant pas d’eux ? Un ou deux mois plus tôt, on pouvait les compter au bout des doigts. Mais aujourd’hui, pouvons-nous toujours compter ? Connaissons-nous le nombre de ceux qui ont préféré crever discrètement, se laisser mourir « dignement » chez eux, dans des couvents ou autres temples de charlatans ou de dits évangélistes, abandonnant leur âme à la prière en l’absence de soin, tout cela pour éviter d’aller subir la non assistance à l’hôpital public, ou d’aller exposer leur misère à la clinique privée ? Non, à ce jour, nous ne pouvons plus savoir. Et dans un mois ou deux, saurons-nous à combien s’élèvera le nombre de ces victimes ?
Victimes ? Mais qui a dit victimes ? victimes de qui, victimes de quoi ? Victimes de l’entêtement du gouvernement ou du manque d’humanisme des syndicalistes ? Les questions de qui, comment et pourquoi, elles sont connues, en tant que prémices de toute philosophie. Et leurs réponses prévisibles, selon l’œil qui voit et le contexte qui abrite. Mais à quoi servent les questions et les réponses à l’heure actuelle ? A quoi répond la dialectique devant la réalité de la mort, face à la sournoise épée de l’indifférence ?
Car indifférence il y a, puisque personne ne dit rien. Et tout le monde dort tranquille.
Nous dormons tranquilles mais nous savons qu’à l’heure actuelle les pauvres, ceux-là pour qui les dirigeants se disent engagés, c’est-à-dire des gens comme moi et beaucoup parmi vous, ceux qui ne peuvent débourser 30.000 francs CFA qu’à la suite de calculs alambiqués et sacrifices presque mortels, crèvent comme des chiens faméliques, par manque de soin.
Tout le monde le sait, et tout le monde se tait. La presse se tait et préfère se livrer à des jeux de mots insipides sur les rixes des boxeurs repus de l’assemblée nationale. Le ministre de la santé se complaît dans un prétendu calme qui veut donner couleur de maîtrise de situation, alors que celle-ci lui échappe totalement et que son flegme apparent ressemble étrangement à un mépris souverain, ou tout au plus à une perplexité de dilettante. Le président de la république, qui a su longtemps marcher contre la corruption, les intempéries, l’enclavement des villes, la pauvreté de ses concitoyens, se retrouve subitement lourd sur pattes, et particulièrement peu loquace quand il est question de la vie de milliers, voir de millions de Béninois.
Ne parlons pas des députés. Qu’ils aient été élus pour représenter tout sauf le peuple, était déjà presque une évidence. Mais ces jours-ci, ils se sont carrément surpassés, et donnent envie, j’en suis sûr, aux grands cercles sportifs de créer les jeux olympiques du ridicule parlementaire, compétition où ils ont toutes les chances de rafler le maximum de médailles d’or.
Qui peut et n’empêche, pèche, dit la loi en introduction au concept de complicité. Mais dans le cas d’espèce, qui est complice de la mort des milliers de Béninois qui n’ont eu que le tort de tomber malades dans leur propre pays ?
Les syndicats non médecins du ministère de la santé ? Ils vous diront que leur insensibilité est guidée par l’instinct de conservation, la légitime défense contre l’ordre de se jeter à la mer que leur intime le gouvernement, en accordant des avantages au cas par cas au sein d’un personnel travaillant dans les mêmes conditions. Auront-ils raison ?
La presse pour son mutisme ? Elle aura peut-être ses arguments, mais je n’en ai trouvé aucun pour l’instant. Aura-t-elle raison ?
Le ministre de la santé ? Il exposera, avec un air entendu, comme il a eu à le faire face aux médias, des motifs sibyllins qui traduisent peu ou prou son souci de mettre fin à une crise où est soigneusement entretenue une stricte confusion des poids et des mesures . Aura-t-il raison ?
Le président de la république ? Il parlera de cagnotte insuffisante, de budget, et assurera de son souci permanent !!! de mettre fin à la crise. Aura-t-il raison ?
La société civile ? Si on refuse d’écouter celui qui avait dit qu’elle n’a jamais existé au Bénin, on peut être amené à se demander quels sont les arguments qui motivent son silence face au danger social actuel. Et on n’en trouvera pas, naturellement.
Alors, qui est responsable du génocide qui s’orchestre lentement mais sûrement dans notre pays ? Qui va répondre de la peine qu’aucune compensation ne fera disparaître du cœur de ces familles qui ont vécu, impuissantes, la perte de leurs proches sous les yeux froids de l’Etat.
Monsieur le président, si vous aviez vu les yeux de la petite Anna, vous auriez su combien elle attendait de son pays, de ses frères et sœurs béninois, dont vous, en première ligne. Si vous aviez vu ce regard de la mère, vous auriez su qu’au-delà des joutes oratoires de nos hauts fonctionnaires, il y a la misère des gens du Bénin profond, ceux qui reposent tout leur espoir sur l’Etat, ses écoles, ses micro crédits, ses hôpitaux. Le drame de la petite Anna est le cliché de nombre d’autres que nous ne connaîtrons peut-être jamais, dont personne ne parlera parce qu’ils ne gêneront aucun intérêt. Mais jusqu’où irons-nous ? Quand déciderons-nous de voir ? Lorsqu’un désespéré ne répondant plus de lui-même décidera de se rendre justice comme nous l’avons déjà connu il y a quelques années ?
Pour l’instant, en nous souvenant d’Anna, c’est juste l’œil de Caïn qui nous poursuivra pour nous empêcher de nous assoupir le soir devant nos verres de bière, devant nos télés de luxe. Mais si la grève perdure, ces petites pertes ‘’anodines’’ deviendront un véritable drame, un crime orchestré. Et quand le bas peuple se sentant en danger se lèvera pour dire ‘’assez’’ et demander des comptes, il sera trop tard pour se rendre à l’évidence que ceux qui avaient pu, sans empêché, avaient péché et devraient un jour ou l’autre, payer.
Dors en paix, Anna, tu es le symbole de mon cri, le cri de ceux qui ne peuvent pas parler parce que le quotidien trop lourd leur a pris la voix, ceux qui ne savent pas vers qui se tourner parce que ceux qu’ils avaient donné leur vie pour élire semblent leur avoir tourné le dos.
Des syndicalistes, du ministre de la santé, du ministre des finances, du ministre de la fonction publique, du parlement, ou de la société civile, qui sera responsable du génocide ?
Habib Dakpogan, écrivain