Entre guerre et paix
Cela est définitivement établi : le football, par la ferveur populaire qui le porte, un peu partout dans le monde, s’impose comme un puissant facteur social, une arme politique de tout premier plan. Une étude récente de géostratégie place le sport, le football en particulier, au rang des sujets potentiellement gros de conflits entre les peuples. Au même titre que la religion, le pétrole ou l’eau, pour ne citer que ceux-là. La paix n’est jamais loin de la guerre. L’une est l’endroit ou l’envers de l’autre. Les politiques, qui ne le comprennent que bien, intègrent de plus en plus le sport, le football notamment, à leurs différentes stratégies d’action.
En Côte d’Ivoire, l’on savait alors épiques les rencontres ASEC Mimosa et Africa , deux clubs phares de football d’Abidjan. Ce derby bouffait l’essentiel des énergies des Ivoiriens. Si bien qu’en cas de tension, il n’y a pas plus efficace antidote contre la montée des périls, qu’un match ASEC- Africa. La dérivation ainsi provoquée refroidissait les cœurs, comme on dit à Abidjan.
Ce fut sous le couvert du sport le plus prisé en Chine continentale, à savoir le tennis de table, ou le ping-pong, que les Etats-Unis, en pleine guerre froide, amorcèrent la normalisation de leurs relations avec le pays de Mao Tsé Toung. Les sportifs ouvrirent la voie. Les diplomates renouèrent les fils du dialogue entre les deux pays. Les politiques scellèrent le rapprochement en apposant leur paraphe sur les documents officiels. Belle division du travail.
Une situation similaire vient de se produire. C’était la semaine dernière. Par la grâce d’un match de football, la Turquie et l’Arménie ont décidé, à l’étonnement universel, de fermer une parenthèse ouverte un siècle plus tôt. Une montagne, aussi élevée que l’Himalaya, séparait les deux pays. Un mot aussi chargé que celui de « génocide » a laissé chacun sur l’une et l’autre rive d’un fleuve de sang. Finiront-ils l’un et l’autre, un jour, par se donner la main ? C’est, désormais, chose faite. Le football est passé par là.
Qu’on se rappelle l’état d’esprit des Béninois à la veille de la rencontre Bénin-Ghana. Le match comptait pour les éliminatoires combinées CAN 2010 et Mondial 2010. La crise socio-économique n’a pas encore desserré son étau sur les êtres et les choses, dans le contexte dur, pécuniairement parlant, de la rentrée scolaire. Pourtant, les Béninois, étaient parfaitement dans le vent de l’événement soudés au Onze national : remisés les soucis, oubliés les tourments. La qualification obtenue pour la CAN 2010 a récompensé leur exemplaire mobilisation. Ils sont, depuis, dans un état de grâce
Et cela va perdurer avec les bonnes nouvelles du classement FIFA/ Coca-Cola. Le Bénin a été propulsé à la 69è place mondiale. Mieux, au plan africain, notre pays s’invite à la cour des grands. Il occupe la 12è place, juste après le Maroc, mais devant la Guinée, l’Ouganda et le Togo qui est 15è. Un record. C’est, en effet, son meilleur classement de tous les temps.
Voilà des informations qui ont la vertu de doper le moral de tout un pays. Car depuis, on ne fait plus grise mine dans les rues de Cotonou. Ceux qui, jusque là, se sentaient coincés, crispés, constipés ont subitement retrouvé des raisons et d’espérer. C’est à croire qu’aucun discours politique, si gorgé d’espérance soit-il, qu’aucun sermon religieux, si généreux en promesse du Royaume soit-il, ne peut avoir autant d’effets sur les esprits. Qu’est-ce qui donne au sport en général, au football en particulier, cette force, cette puissance après laquelle courent toutes les nations du monde ?
La guerre doit être tenue pour une activité primaire qui trouve sa justification au plus profond de nos instincts. Certains de ses signes manifestes ne sont-ils pas la volonté de puissance ou le désir de dominer les autres ? La culture humanise la guerre sans parvenir toutefois à l’éliminer. Le football, à bien des égards, apparaît comme la guerre sublimée, la guerre poursuivie par d’autres moyens. Il se charge, dans un contexte moderne, de gérer nos instincts belliqueux enfouis au plus profond de nous-mêmes. Un match de football obéit ainsi à un rituel de guerre que trahit le vocabulaire propre au milieu : attaques, contre-attaques, tirs, stratégie, tactique, veillée d’armes et jusqu’à une date récente, la mort subite. Le football n’est plus un jeu avec tous les intérêts qu’il draine. On peut parler d’une industrie de football comme l’on parle d’une industrie de guerre. Et quand les Etats s’en mêlent, ils arrivent avec hymnes et drapeaux.
L’équipe gagnante remporte un trophée. Ce qui n’est pas loin du trophée de guerre. L’équipe adverse, à l’image d’une troupe battue et défaite, se retire dans l’humiliation, ruminant des plans de revanche. Parce qu’on peut perdre un match, comme on perd une bataille, sans pour autant perdre la guerre. Le grand paradoxe du football tient à ceci: la paix dans la guerre, la guerre dans la paix.
Jérôme Carlos
La chronique du jour du 20 octobre 2009