La vérité à l’heure de vérité
La toute première borne repère porte le chiffre1960. C’est symboliquement l’année où la plupart des pays africains ont accédé à l’indépendance et à la souveraineté. En 2010, les Africains, dans leur immense majorité, observeront, avec la gravité et la solennité requises, la pause qu’appelle une célébration d’un caractère particulier : cinquante ans de souveraineté sur les chemins de leurs libertés. Ce qui veut dire que cinquante bornes repères ont été mises en terre depuis 1960. Soit, à l’horloge du temps, 18 250 jours de marche, le long d’une route qui a vu se succéder près de trois générations d’Africains. Une voie qui est loin d’être un chemin de rose. Parce que marquée de fortunes diverses. Parce que éclairée, de loin en loin, par quelques succès et réussites. Mais, c’est déjà beaucoup qu’en dépit des ouragans ravageurs qui renversent tout sur leur passage, semant la mort et la désolation, l’Afrique n’a pas disparu et les Africains continuent de croire et d’espérer.
Cinquante ans d’indépendance pour une majorité de pays africains, c’est d’une valeur symbolique indéniable. Mais par-dessus et par delà le symbole, c’est d’évaluation qu’il doit s’agir. « Qu’as-tu fait des talents que je t’ai confiés ? ». C’est la question posée dans la parabole des talents. Aussi importe-t-il, pour les Africains, au-delà de toute célébration festive, de se demander, cinquante ans après, ce qu’ils ont fait de leurs libertés ?
C’est sûr : nous n’avons pas su traduire nos libertés en capacité de développement. La liberté est un moyen formidable pour atteindre un objectif donné. Il ne suffit pas de disposer d’instruments aratoires, de machines agricoles par exemple, pour que les greniers se remplissent, comme par enchantement. Le détour par le champ n’est pas facultatif. Il faut se lever aux aurores. Il faut se ceindre les reins. Il faut aller au charbon, s’écorcher les pieds, se salir les mains. Le bon résultat attendu est au bout de l’effort. Cela se paye cash, en totalité et au comptant.
La liberté ne nous a pas toujours rendu sage. Bien au contraire. La lutte pour le contrôle du pouvoir nous a poussé à de graves dérives : élections truquées et tripatouillées, coups d’Etat et révolutions de palais… Et au bout du compte, le pouvoir, non pour servir, mais pour nous servir, prenant frauduleusement et égoïstement notre part du gâteau commun. Nous n’avons fait que nous mentir à nous-mêmes. Nous n’avons fait que rouler nos compatriotes dans la farine, après que nous eûmes renvoyé aux calendes fon, yoruba ou batonu, tout ce qui s’apparente, de près ou de loin, au développement.
A peine 2% du commerce international. Voilà ce que pèse l’Afrique dans la balance du commerce mondial. Cinquante ans d’indépendance pour s’afficher premier au hit-parade du sida. Cinquante ans de liberté pour être le continent qui fournit le plu fort contingent de réfugiés au monde. Cinquante ans de souveraineté pour être la plus forte concentration d’alcooliques de la terre. Il est maigre, à la limite de l’insignifiance, notre solde à la banque universelle des nations.
Les jeunes Africains de la nouvelle génération qui appréhendent avec effroi ce gâchis monumental, ont l’amer sentiment d’hériter d’un désert. Et de demander des comptes à qui de droit, jetant un regard qui en dit long en direction de leurs pères et de leurs mères. Franchiront-ils le pas fatidique d’instruire le procès de ces derniers ? Prendront-ils le risque d’un conflit ouvert du type « querelle des anciens et des modernes », qui finira par donner de l’Afrique la piteuse image d’un continent faible, de surcroît divisé contre lui-même ?
Evaluer cinquante ans de présence de l’Afrique sur un chemin déterminé, c’est ni plus ni moins se pencher sur le passé. Or le passé en stock ne produit rien, n’édifie en rien. C’est de la marchandise avariée. Le passé n’a de la valeur qu’activé, que tourné vers l’avenir. C’est en cela que si le cinquantenaire des indépendances africaines ne devait pas nous engager à tourner nos regards vers des horizons nouveaux, il resterait comme une parenthèse béante et vide, inutilement ouverte, dans la longue marche de notre continent.
Ce qui vient d’être dit porte une seule et unique vérité : ici, le conflit de générations est un non sens. Et c’est parce qu’il en est ainsi que nous devons déclarer nulle et sans intérêt la guerre des générations. Que les pères, les mères et leurs enfants, les aînés et les cadets reprennent langue et échangent. Qu’ils se parlent et dialoguent, en toute confiance, dans le respect des opinions des uns et des autres, mais avec l’ouverture d’esprit nécessaire à la construction de compromis dynamiques. En cinquante ans de souveraineté, l’Afrique a beaucoup parlé. Elle a bien souvent parlé pour ne rien dire. Est enfin venue l’heure de vérité. Que l’Afrique dise sa vérité.
Jérôme Carlos