Les Béninois se font-ils confiance ?

Le Béninois lui-même le reconnaît et il le dit : la confiance n’est pas, et pas du tout, le plat qu’il partage le plus avec un autre Béninois. Ne pas se fier à l’autre, manifester à l’égard de celui-ci une méfiance quasi maladive, se tenir constamment en garde contre ses intentions, voilà une vérité souvent entendue du Béninois lui-même sur lui-même.

Pourtant, il est rare que les peuples se dévoilent ainsi. Ils préfèrent arborer des masques plutôt que de se livrer à l’observation des autres.

Il reste que c’est suffisamment grave le cas de ce Béninois qui reconnaît qu’il ne fait pas confiance à un autre Béninois. Cela mérite qu’on s’y arrête. Quel pays peuvent-ils construire ensemble les hommes et les femmes unis dans les liens d’une commune citoyenneté, si le ciment de la confiance devait manquer à toutes leurs élaborations ? Quel projet commun peuvent-ils faire avancer si leurs mains qui se joignent ne peuvent être rejointes par leurs cœurs ?

Des chercheurs, et non des moindres, se sont penchés sur la question. Un de nos compatriotes, Léonard Wantchékon, professeur titulaire à l’Université de New York, aux Etats-Unis, fut membre d’une équipe internationale de recherche chargée de vérifier, à l’aune de la science, ce que les Béninois eux-mêmes veulent bien reconnaître comme un manque notoire de confiance entre Béninois.

Les conclusions de la science, à la suite d’une longue enquête de terrain, sont sans appel : la crise de confiance entre Béninois est une réalité quotidienne ; elle a contribué à engendrer une mentalité, à déterminer une manière de penser, d’être et de se comporter. De plus, cette crise de confiance a durablement marqué les esprits, parce que consolidée en des habitudes ancrées, solidement enracinées, transmises d’une génération à l’autre et assumées comme un héritage.

En fait, il faut remonter à la période de la traite négrière pour  situer et saisir l’origine du mal. Les négriers, qui écumaient nos terres à la recherche du fameux « bois d’ébène », allaient pousser loin leur cynisme. Ils allaient réussir à faire miroiter à de nombreux Africains des gains et des avantages divers s’ils se faisaient leurs alliés dans l’ignoble commerce. Les terres de traite négrière, comme le Bénin, dans la partie méridionale notamment, du 16ème au 19ème siècle, allaient connaître une insécurité totale.

L’homme étant devenu, selon l’expression consacrée, un loup pour l’homme, personne n’était plus ou ne se sentait plus en sécurité : ni dans son champ, ni dans sa maison, ni sur un sentier de brousse, ni dans sa famille, ni dans son clan, ni dans sa communauté de base. Dans ces conditions, dès lors qu’on ne pouvait sonder les intentions de quelqu’un envers soi, fut-il un proche parent, la méfiance allait naturellement s’imposer comme le seul et unique bouclier contre le sort funeste d’être pris comme un captif et d’être vendu comme un esclave.

Ce fut de cette époque que dateraient les expressions fon comme « Yé na sa wé dou » (Ils vont te vendre et en tirer profit) ou « Yé na bou wé) (Ils vont te faire disparaître). Et ce sale boulot inspiré par des négriers sans foi ni loi, exécuté par certains des nôtres, non moins vils que leurs cyniques commanditaires, reste une des versions de l’histoire de la traite négrière. Car si, comme on le dit aujourd’hui, « le Chef bandit » fut le négrier blanc, il n’a pas moins bénéficié, ici et là, de la complicité de certains des nôtres. Ceux-ci, contre des avantages, souvent bien dérisoires, s’étaient convertis en  enfants de chœur zélés des maîtres esclavagistes, sans que leur propre sécurité fût pour autant garantie. Il y eut des cas d’arroseurs arrosés.

Les gènes de méfiance ainsi semés vont éroder toute confiance entre les gens d’un même clan, d’un même groupe ethnique, d’une même famille, ceci bien au-delà du phénomène qui a engendré le mal. Pour dire que la traite négrière abolie, le mal provoqué va rester. Il s’est incrusté, depuis, dans les consciences, pour se traduire, par la suite, en des comportements déterminés qui affleurent encore, au jour d’aujourd’hui, à la surface de notre vie quotidienne.

Nous nous sommes vu répondre par un ami que nous encouragions à associer un de ses neveux, brillant par ailleurs, à la gestion de ses affaires : « Hin nou na zé noukoun do agban mê nou mi ». Le neveu a été disqualifié au profit d’un obscur inconnu, au motif qu’il ne peut être rien d’autre que le cheval de Troie par qui la communauté chercherait à se mêler de ses affaires. Les Béninois qui observent bien leurs propres tares vous poseront la question de savoir pourquoi excellent-ils dans les sports individuels (boxe, arts martiaux) plutôt que dans les sports collectifs (football, basket-ball). Pourquoi est-il rare qu’un Béninois appelé à un poste international, se décarcasse pour se faire rejoindre à ce poste par un autre frère ou sœur béninois. Oui, convenons-en, entre Béninois, la confiance règne !

Jérôme Carlos

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