Lagos, Nigeria. Une ville, comme la plupart des villes du monde en développement, où la fracture sociale entre riches et pauvres est devenue un abîme, où les traditions et la modernité s’entremêlent, parfois violemment. Deuxième ville d’Afrique en nombre d’habitants, elle représente aussi, depuis 2006, la deuxième production de films longs métrage au monde, après l’Inde et avant les Etats-Unis. Ce phénomène, peu connu en Europe, est appelé « Nollywood », une contraction de Nigeria et Hollywood…
Comment une production africaine peut-elle se révéler si prolifique ?
Quelques chiffres : plus de mille films en 2009, plus de 300.000 emplois (le cinéma est la première industrie du pays à cet égard et certains lui attribuent plus d’un million de personnes y travaillant plus ou moins régulièrement), entre 200 et 500 millions de dollars de revenu annuel, un public régulier estimé à 150 millions de spectateurs…
Plusieurs facteurs se conjuguent pour expliquer ce succès
Tout d’abord, les coûts de l’industrie elle-même sont réduits à l’extrême au détriment de la qualité : réalisés avec un budget minimal que refuserait n’importe quel cinéaste « traditionnel », 12.000 euros en moyenne, les films sont pour la plupart de qualités médiocres et souvent qualifiés d’artisanaux. Selon les critères occidentaux, ils seraient relégués au rang de série C ou D, voire Z…. Les scènes sont tournées en dix ou quinze jours avec de petites caméras digitales dans des décors préexistants (extérieur ou un appartement d’une connaissance…), et jouées par des acteurs amateurs, sans formation. Il n’y a aucun sous-titre, le son est à la limite de l’audible à cause de l’inévitable générateur électrique qui pallie aux coupures de courant, et l’image… en fait, la préoccupation principale du cameraman, souvent le metteur en scène lui-même, semble consister à s’assurer qu’il y a un DVD dans la caméra et que celle-ci est bien allumée…
Les réalisateurs sont souvent sortis de nulle part et autofinancent leurs films dans l’espoir d’un petit revenu ; aucune subvention gouvernementale ou étrangère ne viendra les aider et ils ont encore moins à attendre des syndicats du cinéma ou de la Nigerian Television Authority, où la corruption atteint des sommets. Tournés directement en DVD ou VCD, les films sont copiés en quelques milliers d’exemplaires (30.000 en moyenne mais les vente à succès atteignent les 400.000 exemplaires vendus) et mis en vente à deux ou trois dollars sur le marché informel à Lagos et dans d’autres villes du pays, selon la technique du « street marketing ». Très rapidement piratés, ils sont ensuite revendus ou loués dans les 40.000 vidéos clubs de tout le pays ainsi qu’à l’étranger. Du point de vue du cinéma classique, tout cela n’a aucun sens, et pourtant … ça marche !
La clé du succès
Un second facteur réside dans le style et les thèmes traités, et là se trouve la clé du succès. Nollywood est un cinéma à 100% africain, tourné et joué par des Africains et surtout, il raconte des histoires purement africaines, des histoires de la vie de tous les jours, d’autres que l’on se raconte depuis des générations, bref, des histoires où les Nigérians et la plupart des Africains se reconnaissent immédiatement. Généralement, les films mettent en scène l’opposition plus ou moins violente de la tradition et de la modernité, opposition vécue tous les jours par les Nigérians.
Jamie Meltzer, réalisatrice d’un documentaire sur Nollywood, explique dans une entrevue avec Worldfocus que la première vague de films était centrée sur « les cultes et les activités occultes » (c’est-à-dire sur les pratiques religieuses africaines traditionnelles et la sorcellerie mais aussi sur les églises évangéliques et sur la culture islamique ; entre divertissement et prosélytisme…), puis la mode s’est tarie et le genre épique a pris le relais, racontant les épopées des sociétés de l’Afrique de l’Ouest. Le marché en a été inondé, l’intérêt a diminué et s’est tourné vers les histoires d’amour, puis vers les films d’action… Nollywood n’a que quinze ans d’existence et son style n’est pas encore franchement affirmé mais Bollywood et Hollywood ont connu les mêmes tâtonnements à leurs débuts.
Un autre facteur de succès non négligeable réside dans la création d’un « star system » : les stars de Nollywood auxquelles le public s’identifie immédiatement, sont très populaires, à l’instar des grandes productions indiennes et états-uniennes. Comme dans le Bollywood, les stars ont le teint clair, reflet de la mode africaine et de la conception urbaine de la beauté. Les Nigérians en parlent dans la rue, les comparent, au point qu’ils appellent les prostituées Domitilla, d’après le prénom d’un personnage dans un film à succès.
L’Afrique et les Africains : du phantasme à la réalité
La représentation nollywoodienne de l’Afrique n’a rien à voir avec la monoculture véhiculée par les stéréotypes et les préjugés hollywoodiens. Le cinéma occidental donne une image de l’Afrique fort éloignée du quotidien des Africains, une image biaisée, voire fausse, dans laquelle ils ne se reconnaissent absolument pas : violence bestiale, famine, sida, guerre et opérations humanitaires… A ce propos, le metteur en scène malien Souleymane Cissé n’a pas hésité à déclarer que « ce cinéma des Blancs montre que les Africains n’appartiennent pas à la communauté humaine. Les fauves, ils les filment avec plus de respect… » Pour sa part, Sylvester Ogbechie, le vice président de la Nollywood Foundation, déclare que Nollywood « est la seule industrie de cinéma au monde qui est complètement contrôlée par des Noirs ». De fait, c’est la première fois que le public africain peut réellement s’identifier à un produit cinématographique, sans doute parce que sa réalisation ne tient absolument pas compte des goûts, des attentes et des préjugés du public occidental. Par exemple, le classique « happy end » des films occidentaux sans lequel le public moyen nord américain, et dans une moindre mesure européen, reste insatisfait, ce « happy end » n’existe pas dans les films nollywoodiens.
Quant au cinéma africain « classique », c’est-à-dire tourné avec des pellicules dans des conditions habituelles et que l’on peut voir dans les festivals internationaux, il est généralement tourné par des réalisateurs ayant étudié en Europe ou aux Etats-Unis, à qui il est souvent reproché d’avoir perdu de vue les publics du continent. De plus, la rentabilité exige le plus souvent que ces films plaisent au public occidental par les thèmes choisis et l’esthétique, rentabilité attendue des bailleurs de fonds états-uniens ou européens qui, s’ils sont déçus, risquent à tous moment de couper les fonds. Il y a heureusement des exceptions parmi les cinéastes africains mais leurs films sont loin de toucher un public aussi large que les « home video » de Nollywood.
Le premier cinéma entièrement digital
Si les histoires de Nollywood donnent à voir la rencontre des cultures africaines avec la modernité, la réalisation des films conjugue de la même façon la tradition orale avec la technique numérique. Pour comprendre le succès du support DVD et VCD, de location ou d’achat, il faut se remémorer l’histoire du pays. De 1983 à 1998, une dictature militaire a ruiné et terrorisé le pays.
Selon Tunde Kelani, un réalisateur nigérian, « les salles de cinéma ont fermé car il n’y avait plus alors ni investisseur ni film étranger au Nigeria. Les équipements étaient obsolètes, délabrés, et n’ont jamais été remplacés. Lors de la dictature militaire, l’insécurité chronique régnait dans les villes et personne n’osait sortir la nuit dehors. Ces salles de cinéma servent aujourd’hui de lieux de culte pour les sectes religieuses qui pullulent au Nigeria. Depuis l’avènement de la démocratie, je suis optimiste et je pense que l’on va réinstaller des salles de projection. L’industrie du cinéma nigérian se développe à très grande vitesse maintenant. » De plus, les gens ne voulaient plus entamer leurs maigres revenus pour aller voir des films nord-américains, sans compter qu’avec la dévaluation du naira, la monnaie nigériane, la diffusion de films étrangers coûtaient une fortune.
C’est dans ce contexte, à la fin des années ’80, que les premiers films ‘home video’ ont vu le jour et c’est probablement en 1992, avec le film Living in Bondage, de Chris Obi-Rapu que le phénomène s’est emballé. Son succès immédiat et foudroyant a fait des émules et un nombre impressionnant de Nigérians se sont lancés dans l’aventure, à partir de presque rien, racontant les histoires de leur quartier ou inventant des fictions sortant de leur seule imagination mais qui faisaient écho à la culture et à l’imaginaire de leur société. La technique numérique, qu’ils ont utilisée dès son apparition après avoir débuté en VHS, a l’immense avantage d’être très bon marché et facile d’emploi. C’est ainsi que Nollywood est devenu le premier cinéma entièrement digital, de la réalisation aux salons des spectateurs.
Le phénomène Nollywood
Le phénomène Nollywood n’est pas limité à Lagos mais il reste essentiellement urbain. Il a surgi simultanément dans les différentes régions du Nigeria même si Lagos est toujours le marché principal pour écouler les produits. Cette répartition géographique de la production a pour conséquence que plusieurs langues du pays et autant de cultures sont représentées dans les échoppes et les vidéos clubs. Environ 44% des films sont en anglais, la langue officielle du pays (ce qui explique évidemment le succès de Nollywood à l’exportation) et sont représentatifs de la culture Igbo. Le reste de la production est répartie comme suit : Yoruba (31%, avec une longue tradition de théâtre et de cinéma), Hausa (24%, région à majorité islamique, style fort influencé par le Bollywood pour les chansons et les danses), et d’autres communautés (1%, principalement en langue igbo).
L’exportation massive des films Nigérians est une conséquence du piratage et de la violation systématique et impunie des droits d’auteurs. Par exemple, l’importante diaspora nigériane aux Etats-Unis et au Royaume Uni est une grande consommatrice de films Nollywood. Ses membres satisfont leur appétit de films par téléchargement internet, généralement en toute illégalité. On retrouve ces films téléchargeables gratuitement sur plus de 1.500 sites internet, situés en Europe ou aux Etats-Unis.
Par ailleurs, certaines télévisions africaines passent du Nollywood jour et nuit (par exemple, le câble continental du Mutli Choice DSTV Sud-africain) ; on retrouve des DVD nigérians sur tous les marchés d’Afrique à tel point qu’un débat fait rage actuellement au Ghana pour mesurer l’influence de Nollywood sur le déclin du cinéma ghanéen…
Pour les réalisateurs, il s’agit là d’un défi majeur à relever : s’ils arrivent à faire protéger leurs droits, leurs bénéfices seront multipliés, autant que leurs investissements futurs et que la qualité de leurs films. Certains cinéastes, dont Madu Chikwendu, ont adressé une requête en ce sens au gouvernement et de son côté, la Commission du droit d’auteur nigériane met en place un système de paiement de redevances à la location, visant les innombrables vidéos clubs du pays.
Malgré ses vicissitudes, Nollywood semble promis à un grand avenir. De nombreuses innovations et projets montrent la vitalité du cinéma nigérian. Quelques réalisateurs misent sur la réouverture des salles de cinéma et se lancent dans le long métrage avec une qualité d’image et de son suffisante pour la projection sur grand écran. Ces projets intéressent de plus en plus les banques, moins réticentes qu’auparavant à délivrer des prêts. D’autres réalisateurs, comme Zeb Ejiro, sont conscients de l’influence du cinéma sur les gens et montent des films éducatifs sur la démocratie, le sida.
Tunde Kelani, lui, a mis au point une unité de projection mobile, le ciné-bus, avec lequel il projette des films dans les campagnes pour toucher un public rural qui n’a pas de contact avec le cinéma ou les médias. Femi Ogedengbe a réalisé un film en Tanzanie avec des acteurs nigérians : Nollywood cherche de nouveaux marchés. Enfin, il y a un symptôme qui ne trompe pas : de plus en plus de films et de documentaires sont réalisés sur le sujet Nollywood et son histoire ; de même, une fondation a été créée en Californie pour sa promotion et son développement : la Nollywood Foundation.
Notes : Tous les chiffres cités sont à prendre avec précaution : ils divergent d’une source à l’autre et les statistiques officielles sont par définitions inexistantes puisqu’il s’agit d’un secteur largement informel.
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