La crise post électorale en Côte d’Ivoire : La responsabilité d’un juge constitutionnel militant

Les principes d’autorité de la chose jugée ou de non recours aux décisions de la Cour constitutionnelle ne prévaudront pas toujours sur la volonté populaire. C’est la leçon que peut tirer le Bénin des événements récents et en cours en Côte d’Ivoire. Pour preuve, la Communauté internationale, les plus grandes démocraties du monde comprises, en sont arrivées à ne pas reconnaître le verdict, a priori sans appel, du Conseil constitutionnel ivoirien. C’est la conclusion qui se dégage de la réflexion de Madame Micheline Sonagnon qui, tout en rafraîchissant la mémoire au lecteur sur le processus électoral ivoirien, n’a pas manqué de proposer un mode opératoire dont le juge constitutionnel aurait pu faire usage pour aboutir à des résultats proches de la réalité. Plusieurs fois annoncé, mais toujours reporté,  le 1er tour de l’ élection présidentielle a fini par avoir lieu le 31 octobre dernier en Côte d’Ivoire. A l’atterrissage, les trois poids lourds de la scène politique se retrouvent en tête avec 38% des voix pour Gbagbo, 32% pour Ouattara et 25% pour Bédié. « Le KO au premier tour », promis par le camp Gbagbo, n’a pas eu lieu et rendez-vous a été pris pour le 28 novembre dans un face à face Gbagbo – Ouattara.

Après une campagne électorale difficile dans une atmosphère littéralement viciée par les injures, les violences verbales, les intoxications de tous genres sur fond d’intrigues et de manipulations même de l’histoire, la parole a fini par être donnée au peuple qui s’est largement prononcé en faveur du candidat Ouattara crédité d’un score éloquent de 54,10% des voix contre 45,90% pour le Président sortant. Selon les résultats proclamés par la Commission Electorale Indépendante  (CEI).

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Loin d’être une occasion où les démocrates sincères s’apprécient, se félicitent et laissent la main au gagnant pour gouverner, l’opinion a été plutôt choquée par un spectacle de mauvais goût : vives altercations à la CEI, démantèlement du dispositif de la Radio et Télévision Ivoirienne (RTI), refus des conseillers du camp Gbagbo de laisser publier les résultats provisoires, forte militarisation des lieux, etc. Tout était bien planifié pour empêcher  la CEI d’assurer la publication des résultats provisoires. Les yeux rivés sur la montre, les membres du Conseil Constitutionnel attendaient impatiemment zéro heure pour constater l’incompétence de la CEI à proclamer les résultats, s’en servir pour présenter au peuple les résultats qui arrangent leur Maître à penser, Monsieur Laurent Gbagbo.

Mais comme Dieu a donné l’intelligence à chacun, le Président de la CEI a su trouver les moyens de sortir du ghetto pour rendre publics les résultats obtenus par les deux candidats. Il n’en fallait pas plus pour que le vainqueur prenne de court le camp adverse en se proclamant Président élu. Cette audace a fait sortir le Président du Conseil Constitutionnel (visiblement ébranlé) de son gong : déclaration tapageuse à la Télévision pour invalider les résultats annoncés, promesse de donner les résultats définitifs dans sept jours, etc. Mais, coup de tonnerre, quelques heures seulement après sa déclaration nocturne, le Président du Conseil Constitutionnel proclame Gbagbo élu, alors qu’il disposait de sept jours pour analyser, fouiller et cerner les dimensions des griefs portés devant lui. En imposant Gbagbo contre la volonté du peuple, comme il l’a fait, le Conseil Constitutionnel venait de mettre la Côte d’Ivoire à feu et à sang. Il envoie sans ménagement les Ivoiriens à l’abattoir. On déplore déjà plus d’une vingtaine de morts et des centaines de blessés.

Mais qui en sont les responsables ?

La première responsabilité incombe aux forces de l’opposition qui ont manqué de vigilance là où il fallait l’être. Par des accords de sortie de crise, on a tout prévu sauf l’essentiel. L’organisation des élections a été discutée ; l’implication des forces étrangères a été obtenue ; la certification de chacune des étapes de l’élection a été obtenue ; On a même obtenu l’équilibre au niveau de la Commission Electorale Indépendante (CEI). Mais on a oublié le Conseil Constitutionnel dont les membres ont été tous nommés par Monsieur Gbagbo. Mieux, à quelques semaines des élections, le Président Gbagbo a nommé un autre Président à la tête de cette importante institution en la personne du Pr Paul Yao N’DRE. L’opposition a baissé la garde et a laissé avaler la couleuvre. Au cours d’une interview, dans Jeune Afrique, le Président Gbagbo a laissé entendre : « je vais aux élections pour gagner. Je n’organise pas les élections pour les perdre. J’y suis et j’y reste….… ». Que signifient ces phrases ?  Les a  t-on bien analysées au regard des choix du candidat ? Pour Gbagbo, le Conseil Constitutionnel était la soupape de sécurité nécessaire à aller tranquillement aux élections. On peut donc comprendre les reports incessants des élections comme des difficultés qu’il avait à trouver un Président du Conseil Constitutionnel sans personnalité comme Monsieur N’DRE. Malgré cette assurance de l’emporter avant même la compétition, Monsieur Gbagbo a réuni ses hommes de main la veille de la compétition pour tester leur loyauté et procéder aux derniers réglages : « Si je tombe, vous tombez tous ! », leur avait-il lancé, rappelant dans le langage dramatique qu’on lui connait, les malheurs qui leur arriveraient en cas d’échec. La psychose de la peur comme argument de mobilisation et de fidélisation de sa troupe a été utilisée pour s’assurer la loyauté des différents responsables d’institutions surtout la hiérarchie militaire. L’opposition n’a pas su faire cette lecture et a cru jusqu’au bout à la sincérité d’un homme jadis appelé « le boulanger national ».

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Le Conseil Constitutionnel : le choix du chaos

La tension socio politique perceptible dans le pays depuis le 1er tour des élections devrait amener les membres du Conseil Constitutionnel à être plus responsables, à prendre de la hauteur en faisant des choix honorables et salutaires pour le pays. A cette fin, ils devraient oublier leurs intérêts égoïstes, se montrer même ingrats envers celui qui les a nommés. Malheureusement, la culture de reconnaissance, de gratitude envers son bienfaiteur a prévalu sur les valeurs de paix sociale, de cohésion et de sécurité sociales dont la Côte d’Ivoire a fortement besoin. « La tragédie des peuples révèle les grands hommes ; mais c’est les médiocres qui provoquent ces tragédies », disait feu Thomas SANKARA. Au lieu de rentrer de façon glorieuse dans l’histoire, les membres du Conseil Constitutionnel ont préféré faire le choix du chaos qui replonge la Côte d’Ivoire dans l’impasse avec des perspectives sombres : deux serments, deux Présidents, deux premiers Ministres, deux gouvernements, deux armées qui vont s’affronter, une nouvelle partition du pays… la Côte d’Ivoire est encore à genoux.

Le Conseil Constitutionnel a le pouvoir d’annuler, de redresser ou de reformer les voix. Il a préféré annuler les élections dans neuf départements du Nord, fief de Ouattara, alors même que la requête portait sur cinq départements. Mais au-delà de ce qu’on peut reprocher à une décision aussi immature que précipitée, il faut relever que le Conseil Constitutionnel n’a pas su faire une bonne lecture politique d’une telle décision. L’annulation du vote dans neuf départements du Nord, fief avéré de Ouattara, laisse aux ivoiriens du nord, le sentiment d’être exclus encore une fois des choix de la République. C’est l’une des causes de la rébellion dont les dispositifs de nuisance sont encore intacts. Cette décision précipitée crée dans l’opinion un sentiment de frustration, d’injustice et d’exclusion des fils d’une partie intégrante du pays.

Au lieu d’annuler de façon tout aussi zélée qu’irresponsable, le Conseil Constitutionnel aurait mieux fait de procéder plutôt à un redressement des voix selon une logique en trois étapes :

  • L’une des incertitudes du second tour était de savoir si les reports de voix de Bédié allaient s’opérer de façon systématique en faveur du Candidat Ouattara. Les reports de voix l’ont bel et bien été ; ce qui constitue un désaveu  cinglant pour les sondages payés  à grands frais par le camp Gbagbo. Les reports de voix ayant été respectés, le Conseil Constitutionnel aurait mieux fait en reportant d’abord sur Ouattara et Gbagbo les voix qu’ils ont obtenues dans chacun des départements querellés au premier tour. Ceux qui ont voté pour Ouattara au premier tour au Nord, n’ont aucune raison de voter pour une autre personne au second tour. Il en est de même pour Gbagbo.
  • Les reports de voix ayant été respectés au sud, même dans les fiefs de Gbagbo, il n’y a aucune raison pour que ce report de voix ne marche dans le nord, fief de Ouattara. Il y a lieu alors de reporter les voix obtenues par Bédié au premier tour dans les départements concernés sur Ouattara.
  • Mais le taux de participation au second tour ayant chuté de 83% à 81%, il convient de multiplier la somme des voix obtenues (simple addition des deux premières étapes) par chacun des candidats dans les départements querellés, pour avoir le nombre réel des voix obtenues par les candidats en lice.

Les chiffres obtenus dans ces conditions seraient plus proches de la vérité et se serait justice rendue à chacun des candidats. Ce qui logiquement préserve le pays de l’impasse qu’il vit en ces moments.

Quels enseignements pour le Bénin ?

Il est évident que le Bénin n’est pas la Côte d’Ivoire et la Côte d’Ivoire n’est pas le Bénin. Ce qui est possible en Côte d’Ivoire n’est pas automatiquement transposable au Bénin. Mais si Dieu n’a pas voulu éviter à la Côte d’Ivoire ce drame qui le frappe en ces moments, pourquoi allons nous espérer qu’il soit particulièrement bienveillant envers le Bénin ? Ceux qui aiment le Bénin doivent pouvoir s’inspirer de ce qui se passe en Côte d’Ivoire pur mieux s’assagir.  Comme l’a si bien dit un brillant constitutionnaliste, « la constitution, c’est ce que le juge constitutionnel en dit ». De ce fait, le juge constitutionnel apparaît (malheureusement) plus fort que la constitution elle même. Il est investi d’un puissant pouvoir au nom duquel il peut faire et défaire la République. La triste illustration nous est fournie par le juge Paul N’DRE de la Côte d’Ivoire. Si on peut enflammer la République à travers une décision non mûrie et complètement irresponsable, il va sans dire que nous devons faire extrêmement attention lors du choix des juges constitutionnels. Une fois choisis, ceux-ci doivent faire preuve de sagesse et de grande humilité dans la gestion du pouvoir dont ils sont investis. La sagesse recommande au détenteur du pouvoir d’exhiber la force qu’il représente sans jamais parvenir à l’utiliser. La force du Conseil Constitutionnel est basée sur un principe fétiche que l’on peut lire dans toutes nos constitutions : « les décisions du Conseil Constitutionnel sont sans recours… elles s’imposent à tous, gouvernants comme gouvernés ».

Que signifie aujourd’hui ce principe et quel usage doit-on en faire ?

Le Conseil Constitutionnel a rendu une décision proclamant Monsieur Gbagbo Président élu de la Côte d’Ivoire. Cette décision est sévèrement critiquée, dénoncée, combattue et jetée tout simplement dans la poubelle par la quasi-totalité de la communauté internationale : les Etats-Unis, les Nations-Unies, la France, l’Union Européenne, la Francophonie, l’Union Africaine, la CEDEAO, etc. ne reconnaissent que Ouattara comme Président élu et menacent Monsieur Gbagbo de toutes les sanctions du monde. Je peux bien m’imaginer quel mépris serait porté sur ma personne si je tentais dans mon pays de prendre le contre pied d’une décision de la Cour Constitutionnelle. Aujourd’hui, le cas ivoirien intervient pour balayer d’un revers de main le fétichisme qui entoure les décisions du juge constitutionnel. Le principe de non recours ou d’autorité de la chose jugée,  ne doit plus constituer un paravent derrière lequel se cache le juge constitutionnel pour rendre des décisions sans base juridique solide ou sur une base juridique douteuse. La révolte des peuples sera imparable toutes les fois que le juge constitutionnel rendra des décisions fantaisistes et humiliantes pour la démocratie. Les grandes nations du monde qui ont une culture démocratique avérée, qui ont des décennies de pratique démocratique et du droit viennent de donner la preuve que les décisions d’un juge constitutionnel sans base légale clairement établie peuvent être rejetées et contournées. Ce cas fera dangereusement école. Nous avons donc le devoir de savoir raison garder. La démocratie à bâtir est à ce prix. La réflexion sur le sujet ne fait que commencer. D’autres contributions sont vivement attendues.

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