Fuite des cerveaux en mathématiques: témoignage du Professeur Philippe Kodjo Ayégnon

Titulaire d’un doctorat de 3ème cycle et d’un doctorat d’Etat, M. Ayegnon Kodjo Philippe est un Béninois exerçant à l’Ecole normale supérieure d’Abidjan en Côte d’Ivoire en qualité de professeur titulaire de mathématique.

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Approché pendant son dernier séjour au Bénin il y a quelques jours, cette compétence béninoise explique à La Nouvelle Tribune, le bien fondé des mathématiques et propose des idées pour résoudre le problème d’aversion noté chez des jeunes fuyant de plus en plus les classes de mathématique. Aussi, fait-il part des barrières à lui posées comme à beaucoup d’autres Béninois désireux de revenir servir leur patrie, le Bénin. Lisez plutôt.

Ayegnon, vous êtes béninois, professeur de mathématique dans les universités ivoiriennes et vous séjournez actuellement au Bénin pour un temps. La Nouvelle tribune voudrait profiter de cette occasion pour discuter avec vous des problèmes de mathématiques au Bénin et en Afrique en général. Mais en attendant, pour vos compatriotes qui ne vous connaissent pas, présentez-vous.

Je suis Ayegnon Codjo Philippe. Je suis né en 1954 au Togo de père et de mère béninois, donc je suis béninois de nationalité. J’ai commencé mes études au Togo, ensuite j’ai le Bepc et le Bac au Lycée Béhanzin à Porto-Novo. J’ai fait mes deux premières années académiques à l’université d’Abomey-Calavi où j’ai eu le Dues2 en 1976 avant de partir en Côte d’Ivoire. En 1979 j’ai fait ma Licence et mon doctorat de troisième cycle en 1988 en Côte d’Ivoire et ma thèse d’Etat en 1997 dans le même pays. Actuellement j’exerce à l’école normale supérieure d’Abidjan en tant que professeur titulaire de mathématique depuis 2013.

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Professeur, les mathématiques, c’est des chiffres, des lettres, des formules et des schémas qui donnent souvent du vertige à ce qui n’en connaissent rien. En quoi les mathématiques sont utiles pour le développement d’un pays ?

Comme on le dit, les mathématiques, c’est la reine des sciences. On doit nécessairement utiliser les mathématiques dans tout ce qu’on fait. En philosophie, il y a la logique qui est une discipline mathématique. Ce qui amène les philosophes à beaucoup utiliser les mathématiques. Les linguistes, les littéraires, sans parler des informaticiens, physiciens et autres scientifiques qui utilisent beaucoup les mathématiques. S’agissant des bonnes dames qui sont dans les marchés, je dirais qu’elles sont très fortes en mathématique. Donc tout le monde utilise les mathématiques.

Alors, grosso modo, les mathématiques gouvernent nos vies ?

Exact !

Quand vous affirmez ça, professeur, il apparaît évident que les mathématiques sont fondamentales. Mais malheureusement, on note une sorte d’aversion aux mathématiques chez les jeunes au Bénin. Le problème est-il le même en Côte d’Ivoire où vous enseignez ou ailleurs sur le continent africain ?

C’est le même problème dans le monde entier parce que les gens ont peur des mathématiques. Ils estiment que les mathématiques sont difficiles. Pourtant c’est un jeu et il faut l’aimer. C’est un jeu très intéressant. Quand on fait les mathématiques, c’est une passion.

Les mathématiques dites-vous, sont un jeu très intéressant. Mais comment comprendre que ce jeu ne draine pas du monde ?

Ça dépend de la pédagogie que les gens utilisent pour aborder les jeunes. Quand les professeurs parviendront à par exemple montrer que c’est un jeu aussi passionnant comme le football, ça va prendre. Moi, je peux faire les mathématiques pendant plus de quatre heures, oubliant que je n’ai pas mangé.

Parlant alors de pédagogie, comment peut-on enseigner aujourd’hui les mathématiques pour intéresser les jeunes ?

Actuellement, il y a la pédagogie de l’Approche par compétence (Apc). On veut montrer que les mathématiques sont dans notre vie quotidienne. Donc on quitte un exemple banal dans un marché, un atelier de menuiserie et à partir de ça, on montre l’utilité pratique des mathématiques aux jeunes. A partir des choses simples on peut construire un objet mathématique.

Professeur, dans les mathématiques, il y a l’expression ‘’les inconnus’’ qui fait suer les apprenants. Pouvez-vous, nous parler d’un aspect pratique et facilement cernable des inconnus ?

Ok ! Dans notre vie courante, prenons l’exemple d’une famille. Je vais à l’école et mon papa me donne 500 F pour toute la journée. Alors je dois essayer de voir quoi acheter pour ne pas dépasser la somme que j’ai. Je voudrais acheter de l’igname frite, du haricot ou autre chose à manger mais à la fin il me resterait une certaine somme. Cette somme -là, je peux l’appeler l’inconnu et c’est à ce niveau que je mets les variables comme X. Je me dis alors que «  X + les dépenses = 500 F ».

Très bien. Je peux alors me dire que X représente, une igname, ce X qui me donne du vertige dans les formules mathématiques représente ce qu’il me restera de mon argent de poche ou de mon économie ?

C’est bien ça.

Donc en réalité le X en question n’est pas quelque chose d’extraordinaire ?

Du tout pas. Ce n’est pas quelque chose d’extraordinaire. Le même raisonnement que j’ai utilisé pour gérer mon petit déjeuner, s’applique lorsque je me retourne dans un autre cas. Supposons que je voyage et mon patron me donne mes frais de mission. J’applique la même démarche. Il faut comprendre que c’est dans un souci de globalisation qu’on utilise les variables que nous appelons aussi inconnus. Inconnus parce que c’est quelque chose que je peux appliquer dans plusieurs domaines. On élabore en réalité une théorie mathématique pour beaucoup de choses. Ce n’est pas parce que je suis en informatique que j’élabore une théorie mathématique pour l’informatique, ou pareil en menuiserie, en plomberie. Ça va créer un problème. Donc on essaie de trouver une théorie globale. C’est dans cette globalisation qu’il y a l’abstraction. Et quand on commence par faire l’abstraction pour accéder la globalisation, les gens trouvent que c’est difficile tout simplement parce qu’ils cherchent du concret.

Somme toutes, à l’inconnu, je peux donner n’importe quel contenu ?

Oui c’est cela.

Vous avez déjà à votre actif, plusieurs publications et vous êtes indéniablement un cerveau pour le Bénin mais vous vous êtes exporté. Qu’est-ce qui s’est passé ?

En 76 quand j’ai fait mon service militaire, on nous a dit dans ce pays que le doctorat n’est pas un diplôme or j’avais envie de continuer mes études. C’est pour cela que je suis parti à l’étranger où j’ai pu atteindre mes objectifs. J’ai soutenu deux doctorats ancienne formule. Un doctorat de troisième cycle et un doctorat d’Etat. J’ai cherché à revenir dans notre pays mais les Béninois n’ont pas accepté de me prendre. Après ma thèse de 3ème cycle j’ai déposé ma demande au Bénin et aussi après ma thèse d’Etat mais, je n’ai pas eu de suite.

Quand on sait que nous sommes dans un pays où visiblement on a un besoin énorme de professeurs chevronnés des mathématiques comme vous, c’est incroyable ce que vous dites. On voudrait savoir, quelles étaient les structures ou les autorités béninoises que vous aviez contactées à l’époque ?

C’est en 88-89 que j’ai déposé mon dossier ici au Bénin. Trois ans après j’ai retrouvé mes dossiers sans suite. En ce temps, on connaît ceux qui dirigeaient les mathématiques au Bénin. En 97 après ma thèse d’Etat j’ai aussi relancé le dossier. Et à cette époque on connaît aussi ceux qui dirigeaient les mathématiques au Bénin. Je n’ai pas besoin d’appeler les noms, avec les dates, on peut identifier les patrons, ceux qui ont bloqué mes dossiers à l’époque.

Aujourd’hui, malgré le temps passé, à vous voir on sait qu’on peut encore faire recours à vos compétences. Êtes-vous toujours prêt à revenir servir votre pays ?

Je le suis toujours. Je suis encore prêt. L’essentiel c’est qu’on m’appelle. Je suis à la disposition du Bénin.

En attendant que le Bénin ne vous appelle, que faites-vous pour le pays à présent ou qu’envisagez-vous faire  pour votre patrie ?

Si je suis actuellement venu au Bénin, c’est parce que avec mon épouse, nous avons créé une école primaire à Akpakpa. Je suis là pour avoir une idée de la gestion de cette école. Donc on forme déjà de petits mathématiciens et c’est déjà quelque chose que nous faisons pour le Bénin.

Vous n’êtes pas sans savoir que le Bénin à une école normale de formation des mathématiciens à Dangbo. Ça ne vous dirait pas d’aller apporter votre expertise par là-bas ?

Chaque fois quand je viens au Bénin je vais à Dangbo. Pour ce séjour-ci, je l’avais aussi prévu mais je n’ai pas pu y être faute de temps. Des fois ils m’invitent pour des exposés. Ça s’arrête là. Ils ne m’ont jamais invité pour donner un cours pourtant j’en ai fait la demande.

Selon nos enquêtes, vous n’êtes pas le seul Béninois, professeur des mathématiques dans des universités à l’étranger. Comment selon vous, peut-on arriver à amener tous ces compatriotes à venir servir leur pays ?

L’essentiel c’est de les appeler. Et comme vous le dites, par exemple, j’étais en mission au Cameroun en 2007-2008 j’ai vu M. Dossa Marcel, un grand mathématicien qui fait la géométrie différentielle là-bas. De nos échanges, on s’est rendu compte qu’on fait la première année ensemble à l’Unb en 74. A son sujet, on m’a dit qu’il est de Dangbo. Il fut même professeur d’un mathématicien centrafricain candidat à la présidentielle Faustin Téodéra avec qui j’ai fait la Maîtrise. J’ai alors demandé pourquoi on ne lui fait pas appel étant entendu qu’il est un des meilleurs au monde dans sa discipline, la géométrie différentielle. Nous sommes vraiment nombreux à l’étranger. J’ai même des amis qui veulent venir travailler au Bénin, mais nous sommes bloqués par des Béninois qui sont à l’intérieur.

Au Bénin, il y a débat autour du programme d’enseignement mis en œuvre qui selon certains n’est pas « favorable l’émergence ou à la formation de cadres compétents ». Est-ce que ça ne serait pas utile de penser à un programme contextualisé au Bénin ou en Afrique en matière de mathématique ?

Le véritable problème, c’est qu’on ne prend pas les meilleurs pour occuper les places. On ne prend pas les gens par compétence. C’est-à-dire qu’on donne les places aux gens par copinage, par favoritisme et c’est ce qui crée le problème de sous-développement en Afrique. Si on prend les meilleurs, c’est sûr, ils ont reçu une formation de mathématique. Il est vrai qu’on n’a pas beaucoup de mathématiciens. Mais actuellement, le Bénin a beaucoup de cadres pour qu’on amorce un bon développement. Malheureusement, on ne les utilise pas.

Donc, il faut appliquer la politique de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut ?

Oui, c’est tout.

Nous savons que vous avez de grandes productions et contributions dans des fora et autres. Parlez-nous de vos articles, vos productions scientifiques.

Ce que je fais, c’est de l’algèbre commutative. Quand on parle de l’algèbre commutative, c’est un domaine très vaste. Moi, je suis en train de travailler sur les nombre de Pierre-Samuel, un grand mathématicien français décédé en 2008. Il avait introduit en 1952 un article qu’il a publié au Brésil. C’est sur ça que je travaille. Il a parlé de déviation asymptotique. Je travaille sur ça aussi. Nous avons essayé de généraliser aux filtrations pour avoir des résultats très importants. Ce qui est bien, c’est que les résultats que Samuel a obtenus en algèbre commutative ont été appliqués en géométrie. Je souligne que ce que nous faisons est d’actualité. Il y a plusieurs mathématiciens dans le monde qui se sont basés sur ça et obtient des résultats. J’ai une petite équipe à Abidjan avec laquelle je travaille. On a publié une quinzaine d’articles dans les journaux et même dans les revues internationales.

Est-ce que vous avez des collaborations avec des mathématiciens au Bénin ou est-ce que vous offrez une opportunité aux gens à travers cette interview de vous contacter ?

Malheureusement je n’ai pas de collaboration avec les béninois. Mais j’ai la collaboration avec les autres des pays étrangers. Alors, si quelqu’un veut me joindre, mon adresse mail est : ayegnok@yahoo.fr.

Quels conseils prodiguerez-vous au prochain président de la République pour améliorer le problème de l’enseignement des mathématiques en République du Bénin ?

Pour résoudre le problème de manque de professeurs de mathématique au Bénin, il faut que le prochain président soit courageux, audacieux. Il doit encourager tous ceux qui veulent étudier les mathématiques. Il faut qu’il soit courageux parce que ceux des autres matières comme la littérature ou autres vont dire non. Or, c’est faux. Ce n’est pas la même chose. L’école doctorale de Dangbo, c’est un pas. Mais il faut aller plus loin. Il faut carrément créer un centre de recherche de mathématique et ça serait très bon pour le pays. Tous les pays développés ont leur centre de recherche mathématique digne de ce nom.

Dans notre pays, on sait qu’il a une tonne de matières à étudier par l’apprenant. Ne pensez-vous pas qu’il faut catégoriser les choses ou procéder à la spécialisation à partir de la classe de 4è ou 3è ?

Je fus élève. J’ai fréquenté comme tout le monde. Il y avait le système d’internat. Il faut revenir à ça. Cela permettra aux élèves d’avoir le temps pour étudier.

N’est-ce pas le nombre de matières à étudier qui fait que l’élève s’embrouille ? Est-ce qu’il ne faut pas faire une spécialisation ?

C’est une solution. Mais comme je le disais tantôt, l’élève perd beaucoup de temps dans son déplacement pour aller à l’école. Je pense que c’est aussi un facteur. S’il arrive à économiser du temps, il en trouvera pour étudier les maths. Les meilleurs mathématiciens sont les meilleurs dans tous les domaines. Parce que quand on fait les mathématiques, on développe d’autres facultés et l’intelligence. Quelqu’un qui réussit en mathématique, à 90% de chance de réussir dans les autres matières. Un autre aspect du problème de professeurs de mathématique, c’est que ceux qui ont eu le Bac série C préfèrent faire l’informatique parce que là-bas, ils gagnent beaucoup d’argent.

Un conseil aux jeunes apprenants pour finir

Je conseillerais aux jeunes apprenants que s’ils tombent sur un exercice de mathématique qu’ils n’arrivent pas à réussir, ils n’ont pas à se décourager. Qu’ils se disent que c’est un sport, un match. Et quand on perd un match, cela ne veut pas dire qu’on ne va plus s’entrainer pour pouvoir gagner l’autre match. Il faut chercher pourquoi on n’a pas réussi l’exercice. Moi quand j’ai des difficultés avec un exercice, je marque une pause et je vais m’amuser un peu avant de revenir et quand je reprends je parviens souvent à débloquer le problème. Il faut être courageux. Le découragement n’est pas mathématique.

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