Le 21 mai 2025, le Qatar, troisième fournisseur mondial de gaz naturel liquéfié (GNL), a adressé un avertissement formel à plusieurs États européens. Par la voix de son ministre de l’Énergie, l’émirat a menacé de réorienter ses exportations de gaz vers d’autres marchés si l’Union européenne maintenait une directive imposant de nouvelles obligations environnementales aux grandes entreprises étrangères opérant sur son territoire. Ce geste, qualifié de pression politique par certains analystes, révèle une tendance plus large : des pays du Sud global, autrefois considérés comme dépendants ou périphériques, se saisissent désormais de leurs leviers économiques, diplomatiques et stratégiques pour contester l’ordre établi.
Une remise en cause de l’unilatéralisme normatif
Qu’il s’agisse de normes environnementales, de critères de gouvernance ou de conditionnalités économiques, l’Europe et les États occidentaux ont longtemps imposé leurs règles dans les échanges internationaux. L’accès aux marchés, les aides au développement ou les accords commerciaux étaient adossés à des exigences unilatérales.
Mais aujourd’hui, de nombreux États du Sud global s’émancipent de cette logique. Le Qatar, à travers son opposition à la directive européenne sur la diligence environnementale (CSDDD), rejette une forme d’ingérence dans sa politique industrielle. D’autres pays, comme l’Inde, la Turquie ou encore le Brésil, contestent ouvertement les standards occidentaux dans les forums internationaux, de l’OMC à la COP.
L’arme diplomatique, sécuritaire… et symbolique
Le retournement des équilibres ne concerne pas uniquement le gaz ou le commerce. Il s’exprime aussi sur le terrain diplomatique. L’Afrique, longtemps tenue à l’écart des grandes décisions internationales, revalorise sa place en multipliant les initiatives autonomes : création de zones monétaires, médiations régionales, dénonciation d’accords jugés inégaux. Le retrait du Burkina Faso, du Mali et du Niger de la CEDEAO, suivi de la formation de l’Alliance des États du Sahel, en est un symbole marquant.
Dans le domaine technologique, des pays comme la Chine, les Émirats arabes unis ou l’Iran investissent massivement pour ne plus dépendre des solutions occidentales. Ils exportent désormais leurs propres modèles technologiques, y compris dans des domaines stratégiques comme l’intelligence artificielle, la cybersécurité ou les infrastructures numériques.
Même sur le plan symbolique, les anciennes puissances coloniales doivent faire face à une réécriture active des récits historiques, portée par des États qui exigent réparations, restitutions ou requalification des représentations officielles.
Une multipolarité de fait
Le système international devient de plus en plus multipolaire, moins hiérarchisé, plus fluide. L’Occident ne fait plus figure de centre unique : il devient un acteur parmi d’autres, souvent contraint de composer avec des partenaires qui refusent les logiques de tutelle.
Cela se traduit dans les alliances militaires (désengagements, redéploiements, ruptures d’accords), dans les circuits commerciaux (contournement du dollar, recours accru aux monnaies locales), et dans les votes multilatéraux, où les abstentions, les blocages ou les voix dissidentes se multiplient, y compris parmi des pays considérés jusqu’ici comme alliés.
Vers un nouvel équilibre incertain
Ce rééquilibrage ne signifie pas une domination du Sud sur le Nord, ni la fin des influences occidentales. Il marque plutôt la fin d’un monde structuré selon des lignes fixes, où la puissance s’exerçait sans partage. Désormais, les partenariats sont à géométrie variable, les équilibres instables, les rapports de force ouverts.
L’Europe et les États-Unis doivent négocier, convaincre, ajuster leurs positions, non plus depuis une position d’autorité, mais dans un espace international où les anciennes asymétries ne font plus loi. Cette recomposition n’ouvre pas forcément la voie à un ordre plus juste ou plus stable, mais elle témoigne d’un fait : les pays qui hier subissaient, revendiquent aujourd’hui un rôle actif dans la définition des règles du jeu mondial.
