Depuis son accession à la magistrature suprême, Bassirou Diomaye Faye marche sur une ligne de crête. Quinze mois après son élection, un nombre croissant de militants de PASTEF attendent des actes forts face aux violences étatiques de la période 2021-2024. L’impatience monte, et les signes d’apaisement envoyés par la présidence sont désormais perçus, chez certains, comme des signes d’abandon. Lors du point de presse tenu le 14 juillet dernier, le chef de l’État a réaffirmé sa priorité : la paix, la stabilité, la reconstruction. Il s’est voulu rassembleur, affirmant ne vouloir être distrait par aucun agenda personnel ou revanchard.
Mais ce ton mesuré ne passe plus partout. De nombreux militants, anciens détenus, blessés ou familles de victimes, estiment que la réconciliation évoquée dans les discours ne peut précéder un effort clair de réparation. À travers les réseaux sociaux, des voix jusque-là silencieuses prennent la parole pour réclamer non pas des honneurs ni des indemnisations, mais la reconnaissance de ce qu’elles ont enduré. Une ligne de tension commence à se dessiner entre ceux qui veulent tourner la page au nom du redressement national, et ceux qui attendent qu’on la relise, à voix haute et avec courage.
Le malaise d’une base militante qui refuse l’oubli
Dans une lettre publique poignante adressée au Président de la République, Maty Sarr Niang, ancienne détenue politique, met des mots sur un malaise plus profond. Elle ne demande ni vengeance ni posture. Elle témoigne du silence lourd qui pèse sur les quartiers frappés par les répressions, comme Pikine, où elle rappelle que plus de dix jeunes ont perdu la vie et plus de trois cents autres ont été arrêtés arbitrairement. Elle ne réclame pas de gestes symboliques, mais des mesures claires : que les auteurs d’abus répondent devant la justice, que les responsabilités soient établies, que le deuil des familles ne soit pas enfoui sous la poussière des réformes économiques.
Cette lettre, largement partagée, donne une voix à tous ceux qui refusent que leur engagement passé soit réduit à un épisode douloureux dont il faudrait se détacher pour avancer. Pour eux, aucune relance nationale, aucun programme d’urgence, aussi ambitieux soit-il, ne peut faire l’économie de la vérité. Ils attendent que les procureurs, les agents de sécurité et les responsables politiques ayant couvert ou ordonné les dérives soient nommés, jugés, ou du moins écartés.
L’appel du président à « libérer la justice » n’a pas suffi à convaincre ce public exigeant. Certains y ont vu un glissement vers le compromis mou, d’autres une esquive. La résonance de ses propos avec ceux tenus par ses prédécesseurs, parfois au nom de la même stabilité nationale, a renforcé les soupçons de renoncement.
L’équilibre fragile entre légitimité historique et responsabilités d’État
Le dilemme est profond. Diomaye Faye a été élu en grande partie grâce à une promesse de rupture avec les pratiques du passé. Il a connu la prison, le rejet, l’injustice. Il en porte encore les marques et ne manque jamais de le rappeler. Mais gouverner exige des arbitrages. Entre ceux qui veulent avancer à marche forcée vers les réformes, et ceux qui veulent que justice soit rendue avant de reconstruire, le président est pris en étau.
Ce tiraillement n’est pas inédit dans l’histoire récente du Sénégal. Mais il est particulièrement délicat pour un président porté par une dynamique de résistance et de combat. Le moindre signe d’apaisement perçu comme un compromis provoque une onde de déception. Les attentes ne sont pas que politiques. Elles sont morales. Elles touchent à la mémoire des martyrs, à l’honneur des mères, à la cohérence du projet national.
Ce débat révèle une faille profonde au sein même du camp présidentiel : peut-on tourner la page sans la lire jusqu’au bout ? La volonté présidentielle de pacification ne suffira pas si elle n’est pas accompagnée de signaux concrets. Le pardon, pour être accepté, suppose qu’on ait d’abord reconnu la faute. La paix, pour être durable, exige qu’on ait nommé les blessures.
Il ne s’agit plus de discours. Il s’agit d’un rendez-vous avec l’Histoire. Et pour une génération entière, ce rendez-vous ne peut être manqué sans conséquence.



