Le secteur de l’armement au Maghreb connaît une transformation rapide, portée par des investissements soutenus, une diversification des fournisseurs et une volonté affirmée de renforcer les capacités nationales de défense. L’Algérie a longtemps misé sur des partenariats structurants avec la Russie, la Tunisie a privilégié des programmes de modernisation ciblés, tandis que le Maroc a multiplié les accords militaires avec des partenaires occidentaux et moyen-orientaux. Cette montée en puissance progressive, marquée par l’introduction de technologies de surveillance, de renseignement et de défense aérienne, a préparé le terrain à des choix industriels plus audacieux. C’est dans cette dynamique que s’insère l’ouverture récente d’une usine de drones israéliens sur le sol marocain, un projet qui cristallise autant d’intérêts stratégiques que d’interrogations politiques.
Une usine de drones israéliens près de Casablanca, symbole d’un tournant militaire marocain
À une cinquantaine de kilomètres de Casablanca, dans la localité de Benslimane, une nouvelle infrastructure industrielle est désormais opérationnelle. Elle est dédiée à la production de drones développés par BlueBird Aero Systems, une entreprise liée au groupe Israel Aerospace Industries. L’installation marque une étape supplémentaire dans le rapprochement militaire entre Rabat et Tel-Aviv, engagé depuis la normalisation officielle de leurs relations.
La production annoncée concerne principalement des drones tactiques, dont le modèle SpyX, présenté comme un outil polyvalent capable de missions de reconnaissance prolongée et d’actions ciblées. À travers ce choix industriel, les autorités marocaines cherchent à renforcer des capacités déjà existantes dans le domaine du renseignement et de la surveillance, tout en réduisant la dépendance aux importations d’équipements finis. L’option d’une fabrication locale, même partielle, permet également d’accéder plus rapidement à des systèmes considérés comme sensibles dans un environnement régional marqué par des tensions persistantes.
L’usine ne se limite pas à l’assemblage de drones. Elle s’appuie sur un ensemble de technologies associées, notamment dans le domaine de l’observation et de la collecte d’informations. Des dispositifs satellitaires de nouvelle génération, fournis par des groupes européens, doivent compléter cet écosystème, renforçant ainsi la capacité d’analyse et de projection des Forces armées royales. L’objectif affiché reste clair : disposer d’une chaîne technologique cohérente, allant de la collecte de données à leur exploitation opérationnelle.
Un autre volet du projet concerne la montée en compétence des ressources humaines. Des cadres militaires marocains ont bénéficié de formations spécialisées en Israël, directement auprès des équipes de BlueBird. Cette transmission de savoir-faire vise à constituer une expertise locale capable d’assurer la maintenance, l’évolution et, à terme, l’adaptation de ces systèmes aux besoins spécifiques du pays. Au-delà de la technologie, c’est donc un modèle de coopération industrielle et humaine qui se met en place.
Coopération militaire Maroc–Israël : choix stratégiques et interrogations politiques
L’ouverture de cette usine ne peut être dissociée du cadre diplomatique issu des Accords d’Abraham, signés en 2020. Pour Rabat, ces accords ont ouvert la voie à une coopération renforcée avec Israël dans plusieurs domaines, dont la défense. En contrepartie, les États-Unis avaient reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, un point central de la politique étrangère du royaume. Cette équation diplomatique continue de peser sur les choix stratégiques opérés depuis lors.
Sur le plan strictement militaire, la collaboration dépasse la seule question des drones. Elle inclut des programmes de formation, des échanges d’expertise, ainsi que l’acquisition d’équipements complémentaires destinés à moderniser l’arsenal marocain. Des exercices conjoints et des partenariats industriels sont également évoqués, traduisant une volonté d’ancrer cette relation dans la durée. Le Maroc cherche ainsi à se positionner comme un acteur disposant d’une base industrielle de défense crédible en Afrique du Nord et au-delà, aux côtés de pays comme l’Égypte ou le Nigeria.
Cependant, cette coopération soulève des interrogations, notamment au regard de l’actualité régionale et internationale. L’inauguration de l’usine est intervenue alors que la guerre à Gaza suscite une vive émotion dans une partie de l’opinion publique arabe et africaine. Au Maroc, où la question palestinienne reste sensible, la discrétion entourant le projet a alimenté des débats sur l’opportunité et le calendrier d’une telle initiative. Si les autorités mettent en avant les impératifs de sécurité nationale et de souveraineté industrielle, certains observateurs estiment que le choix du partenaire israélien mérite un débat plus large.
D’autres questions portent sur la finalité exacte de la production. Les drones fabriqués à Benslimane sont-ils destinés exclusivement aux Forces armées royales ? Il est possible que des perspectives d’exportation soient envisagées à moyen terme, compte tenu des besoins croissants en équipements de surveillance sur le continent africain. À ce stade, aucune confirmation officielle n’a été apportée sur ce point, laissant planer une incertitude sur l’orientation future de l’usine.
Le projet interpelle également sur l’équilibre des relations du Maroc avec ses autres partenaires traditionnels. Le royaume entretient depuis longtemps des liens militaires avec des pays européens et nord-américains. L’introduction d’un acteur israélien dans ce dispositif pourrait nécessiter des ajustements, tant sur le plan technique que diplomatique. Là encore, les autorités se montrent prudentes dans leur communication, privilégiant une approche pragmatique centrée sur les bénéfices immédiats.
Au-delà du cas marocain, cette initiative reflète une tendance observable dans plusieurs pays du Maghreb : le passage progressif d’un statut de simple acheteur d’armements à celui de producteur ou d’assembleur de technologies de défense. Cette évolution répond à des considérations de coût, de réactivité et de souveraineté, mais elle s’accompagne aussi de responsabilités accrues en matière de contrôle et de transparence.
L’usine de Benslimane apparaît ainsi comme un symbole ambivalent. D’un côté, elle illustre la capacité du Maroc à attirer des investissements dans un secteur stratégique et à se doter d’outils technologiques avancés. De l’autre, elle ravive des débats politiques et éthiques, dans un environnement régional où chaque décision militaire est scrutée à l’aune de ses répercussions diplomatiques.



