Russie : la nouvelle vie de Bachar el Assad

Plus d’un an après sa chute, l’ancien président syrien reste une énigme à Moscou. Entre fortune préalablement sécurisée, protection stricte et embarras diplomatique pour le Kremlin, son exil montre les complexités d’un refuge dont personne ne sort vraiment gagnant.

Un patrimoine moscovite constitué bien avant la chute

L’installation du clan Assad en Russie ne doit rien à l’improvisation. Dès 2013, la famille élargie avait acquis au moins 20 appartements de luxe à Moscou, révèle le Financial Times dans une enquête publiée en 2019. Ces investissements immobiliers, réalisés via des montages financiers sophistiqués, s’inscrivaient dans une stratégie de sécurisation patrimoniale menée sur plus d’une décennie.

Entre mars 2018 et septembre 2019, 21 vols ont transporté plus de 250 millions de dollars en liquide de Damas vers l’aéroport moscovite de Vnoukovo, selon des documents douaniers russes analysés par le Financial Times. Ces transferts, effectués en billets de 100 dollars et de 500 euros pour un poids total de près de deux tonnes, ont été déposés dans deux banques russes sanctionnées par Washington : la Russian Financial Corporation Bank et la TsMR Bank.

David Schenker, ancien sous-secrétaire d’État américain aux affaires du Proche-Orient, estime que « le régime devait transférer son argent à l’étranger vers un refuge sûr pour financer le train de vie somptueux du régime et de son cercle restreint ». Un rapport du département d’État américain de 2022 évaluait la fortune des Assad à au moins 2 milliards de dollars, provenant « d’activités économiques illicites telles que la contrebande, le commerce d’armes, le trafic de drogue et l’extorsion ».

L’embarras du Kremlin face à un allié déchu

La présence d’Assad à Moscou place Vladimir Poutine dans une position inconfortable. Confirmée tardivement par le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov en octobre 2025, elle s’insère dans une tradition russe d’accueil de dirigeants déchus, comme l’ancien président kirghize Askar Akaïev en 2005 ou l’Ukrainien Viktor Ianoukovitch après 2014.

Mais le contexte syrien complique l’équation. Le 15 octobre 2025, Poutine a reçu le nouveau président de transition syrien Ahmed al-Charaa, qui réclame l’extradition d’Assad. L’ambassadeur de Russie en Irak, Elbrus Kutrashev, a cependant exclu toute livraison, affirmant qu' »il n’était pas envisageable que la Russie livre Bachar el-Assad » et que de tels « accords sont immoraux ». Le diplomate a précisé qu’Assad respectait les conditions de son asile, notamment l’interdiction de participer à toute activité médiatique ou politique.

Fabrice Balanche, géographe spécialiste du Moyen-Orient, explique que « Poutine n’avait pas forcément envie de l’accueillir, il ne le garde pas par charité, Poutine déteste les perdants. Mais mieux valait le voir à Moscou plutôt que pendu à un crochet à Damas. C’est une sorte d’assurance-vie adressée aux autres dirigeants proches de Moscou ».

Une vie recluse dans le quartier financier moscovite

Selon une enquête de l’hebdomadaire allemand Die Zeit publiée en octobre 2024, Assad résiderait dans le complexe résidentiel « Ville des Capitales », situé au cœur du quartier financier Moskva-City. Ces tours futuristes de 300 mètres de hauteur offrent des appartements dont les superficies varient entre 103 et 269 mètres carrés, avec accès direct aux infrastructures commerciales et de loisirs du quartier.

La discrétion reste absolue. Sa dernière intervention publique remonte au 16 décembre 2024, huit jours après sa fuite, lorsqu’il affirma que son « départ de Syrie n’était pas prémédité ».

Seul son fils aîné Hafez a brisé le silence en février 2025 avec une vidéo depuis Moscou, rapidement supprimée, où il apparaissait près du Kremlin et devant l’université d’État Lomonossov où il avait soutenu sa thèse de mathématiques.

Une journaliste russe contactée par France Info confie : « Bachar el-Assad est un résident sacrément discret. Très peu d’informations filtrent sur sa vie d’exilé. Personne ne semble l’avoir croisé. D’ailleurs, même son lieu d’habitation exact n’est pas certain à 100% ».

En septembre 2025, l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) a affirmé qu’Assad avait été transporté « dans un état critique en soins intensifs » après un empoisonnement présumé. Le Kremlin a immédiatement démenti, Sergueï Lavrov assurant qu' »aucun empoisonnement n’avait eu lieu ».

Un exil sous conditions strictes

L’OSDH affirme que l’ancien dictateur est « placé sous une protection extrêmement renforcée » par les services russes. Sa famille l’accompagne dans cet exil, dont son épouse Asma el-Assad, qui se serait rendue à Moscou avant même la chute du régime pour traiter une leucémie diagnostiquée en mai 2024.

Le sort d’Assad illustre le paradoxe des dirigeants déchus protégés par Moscou : un refuge doré mais silencieux, où l’ancien maître de Damas paie le prix de sa survie par l’effacement total de toute vie politique. Contrairement aux anciens dirigeants tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, réfugié en Arabie saoudite, ou égyptien Hosni Moubarak, Assad bénéficie d’un accueil officiel, mais au prix d’une invisibilité absolue.

Pour Moscou, cet hôte encombrant représente à la fois une preuve de fidélité aux anciens alliés et un obstacle dans ses tentatives de normalisation avec le nouveau pouvoir syrien. Un équilibre précaire qui pourrait durer des années, sans qu’aucune partie n’en tire véritablement avantage.

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