Le téléphone portable et la statuette d’Ogu

La présentation générale du projet Broken Memory, par Bernard Müller l’année dernière à Porto-Novo, indique entre autres, photographies à l’appui, que des objets ont bel et bien été pillés dans une situation de conflit et qu’il convient de les restituer. Pour lui, ces objets ont une place dans la construction de l’histoire africaine. Thierry Bonnot ne le contredit pas en montrant les réactions des héritiers contre le transfert des cendres de certaines personnalités françaises, comme George Sand ou Alexandre Dumas.

Et pour que tout soit complet, Kangni Alem explique tout le mal qu’il a eu à trouver des indices matériels pour étayer des allégations populaires sur la présence allemande dans une région togolaise. Lorsqu’ils existent, ils ne sont pas crédibles parce que ni répertoriés, ni traités comme objets de connaissance et cause, eux-mêmes, d’interprétations diverses.
On peut donc retenir que les objets religieux, politiques ou artistiques volés à l’Afrique pendant la période coloniale, ont contribué à la régression du continent, en tout cas à l’appauvrissement de sa mémoire. Ce sont ces objets qu’il convient de restituer dans le cadre d’une réparation.
Ces exposés me suggèrent une réflexion empirique sur le rapport des individus à l’objet en Afrique de l’Ouest.
Chez les yoruba, Ifa, le Grand Livre des Possibles, quoique oral, n’a qu’une version, la même adaptée et utilisée chez les fons et assimilés. En revanche, chaque personnage du panthéon orisha ou vodun est représenté par une sculpture en terre, en bois ou en bronze. Dans la mesure où ce panthéon n’est pas matériellement localisé, ces personnages deviennent des énergies qui peuvent être représentées dans n’importe quel temple par un objet plus ou moins ressemblant à l’objet initial d’ailleurs inconnu. Il est important de ne pas assimiler, comme Marc Augé , la représentation à l’énergie. Il est vrai que l’objet devient sacré à partir du moment où il est consacré à une énergie particulière. Mais le même objet, s’il n’est pas consacré, continue d’avoir une fonction utilitaire.
Ainsi, j’ai un Eshu dans ma maison avec lequel les enfants jouent, parce qu’il est juste considéré comme un objet. Dans une maison d’en face, il y a un Legba (équivalent fon de Eshu) de qui ne peut s’approcher que le huno pour des sacrifices.
De même, mon grand oncle, gardien du temple d’Ogu, à Dassa, peut raconter des plaisanteries sur chacun des personnages représentés. Dire d’Elegbara qu’il est gourmand, de Toxosu qu’il est têtu et stupide… D’ailleurs, enfin, dans la plupart des temples, presque tous les personnages sont représentés.
Une telle compréhension du fait religieux de la culture d’Afrique subéquatoriale décale de la notion de sacralité chrétienne et relativise notre rapport à l’objet. Je veux dire que la statue de Shango répertoriée parmi les objets volés par la colonisation ne représente désormais plus qu’un vulgaire objet. Et que c’est la statue qui a été volée. Shango lui est resté, plus vivace que jamais. Voilà pourquoi, malgré ses bonnes intentions et la pertinence d’une bonne part de son propos, le livre de Marc Augé pèche par certaines confusions dues à l’inexactitude de la collecte de Maupoil dont on ne peut effectivement pas mettre en doute l’honnêteté intellectuelle, mais certainement une insuffisance d’approche sociolinguistique.
Où veux-je en venir ? A l’idée d’une dichotomie entre la valeur marchande de ces objets et leur importance symbolique dans la construction politique, artistique ou religieuse des sociétés africaines contemporaines. Les Togolais de Kangni Alem n’en sont pas à oublier les méfaits de la colonisation allemande. Si la tombe du bourreau peut se retrouver à quatre ou cinq endroits différents, cela va de soi. Ce qui importe pour eux, c’est la tombe, en tant qu’idée et le lieu de sa représentation devient accessoire : il dépend de la volonté d’une superstructure et à partir de cette décision les lieux désignés deviendront les lieux réels.
Cette distance vis-à-vis de l’objet n’est pas seulement le fait de sociétés anté-capitalistes, comme dirait Aimé Césaire . Les structures sociales et politiques contemporaines, consécutives à la précipitation et à la désorganisation induites par la colonisation, sont inspirées de structures occidentales. Les bourgeois actuels se battent pour la propriété avec l’ardeur du néophyte. On veut posséder tout et l’on est prêt à tout pour cela. La question est plus que jamais : « avoir ou ne pas être ». On multiplie les créneaux. Personne ne rechigne à régurgiter ce qu’il vient de dégurgiter. L’argent devient la seule vérité. L’élite possédante a réussi à rendre misérables les masses africaines. Car, comme le remarque à juste titre Serge Latouche, citant Tchouang-Tseu : « manquer de bien, c’est être pauvre ; mais être misérable, c’est ne pas pouvoir mettre en pratique son savoir ».
Cette complaisance dans la veulerie n’a pas permis de doter les sociétés africaines de richesses meubles et immeubles capables de servir dans le temps. Les monuments ne sont ni respectés ni même considérés comme des édifices conçus pour durer. Les politiciens les plus riches investissent en Occident. Les projets les plus colossaux sont pensés dans le court terme. Cette indifférence vis-à-vis de l’histoire est-elle le fait de la destruction coloniale ? Est-elle contenue dans la mentalité collective où la langue distingue « egbe » (aujourd’hui) et « so » (= hier = demain…) ?

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A suivre

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