Pourquoi je n’ai pas voté ?

Dans mon quartier, il y a des enfants, des femmes et des hommes. Et il y a des maisons. Il y a ma rue aussi.
Dans mon quartier, le délabrement est acolyte du luxe, les murs lézardés de banco côtoient les récentes splendides maisons pour donner à la fois le sentiment d’un village comme cela se voit dans les films et les anciens romans d’Africains, et une illusion d’opulence. Celle-ci est atténuée par le non tracer des rues intérieures qui font du passage des véhicules une cavalcade aussi agaçante qu’inutile.

Et pourtant, c’est dans mon quartier qu’il y a les plus belles voitures de la terre, les femmes qui traînent des pieds en jetant de temps en temps un regard à leur épaule gauche et renouant sans cesse leur pagne autour de bassins qu’elles s’appliquent à remuer pour nous donner envie, pour détourner nos regards.
Dans mon quartier donc, il y a des personnes d’éducations diverses, d’opulences inégales, d’origines différentes même. Il y a des magistrats, des commerçants, des conducteurs de zem, des serveuses, des étudiants, des coiffeuses, des employés d’hôtel, des enseignants retraités, des retraités d’autres professions… et des oisifs. Beaucoup d’oisifs : des gens qui se lèvent le matin et s’assoient devant leur portail tous les jours, tout le jour en s’étonnant qu’un tel adulte lave son véhicule lui-même, qu’un tel autre fait le marché pour son propre compte afin d’éviter qu’une femme détourne un peu de sous de sa bourse, sachant très précisément qui a fait quoi quand, remarquant dans la maison voisine quelle papaye est en train de mûrir…
Car il y a des arbres aussi dans mon quartier, qui continuent de pousser contre une tendance nationale. Et un peu de brousse par endroit. Des tas d’ordures aussi. Et de l’eau. Beaucoup d’eau dans toutes les rues dès qu’un millimètre de pluie tombe. A ce moment-là, les gens les plus riches cassent des caillasses devant leur demeure, avec un peu de latérite supplémentaire, renvoyant l’eau devant les autres demeures. A l’allure où vont les choses, les rues seront plus hautes que les maisons et tout de même, les gens ne pourront échapper à l’eau sauf s’ils stationnent devant chez eux.
Car dans mon quartier, on se tolère sans jamais s’avancer plus. Personne ne consulte personne pour l’aménagement et la viabilisation. Les jeunes, eux jouent ensemble. Dans la rue. Au foot. Comme lorsque nous étions petits. Certains fréquentent les mêmes écoles. Ils s’échangent les vidéos et plus rarement les livres. Les parents les appellent machin ou truc d’une série télévisée ou d’une quelconque autre manière pour éviter qu’on les assimile aux autres gun, yoruba ou autres. A la maison, ils baragouinent un langage qu’ils assimilent à du français. Pour la distinction.
Mais ils sont tous solidaires, les jeunes de mon quartier. Contrairement à leurs parents. Certains vont regarder la télévision dans la maison voisine parce qu’ils ont envie de regarder la télévision avec leur copain. Un film, en général, car ils détestent tous l’unique programme de toute la télévision béninoise : le changement.
Il n’y a pas d’autres loisirs dans mon quartier. Pas de cinéma. Pas de bois. Pas de promenade. Sauf le tapage de fin de semaine avec une sonorisation intoxicante pour des funérailles, un anniversaire de deuil, un mariage ou tous autres prétextes. Il y a les bars aussi. Mais on n’y voit presque pas les gens de mon quartier. Soit ils vont ailleurs, soit ils sont fauchés.
Je crois qu’en définitive, nous nous aimons bien dans mon quartier. Jamais de bataille rangée. Jamais d’engueulade. Jamais rien de publiquement déshonorant. Si bien que je n’accepte de débat sur la question qu’à condition de considérer que j’habite dans le quartier le plus merveilleux de la terre.
Enfin, dans mon quartier, une élection, quelle qu’elle soit, signifie aller mettre dans l’urne un bulletin de Maître Adrien Houngbédji. Il n’y a pas d’autres perspectives. Or, comme ce dernier ne réalise jamais l’unanimité, on soupçonne les étrangers. Ce sont les seuls moments où, dans mon quartier cosmopolite, quelqu’un devient étranger. Ils sont tous de là-bas, se murmurent les gens avant de se taire à notre passage. Mais ce n’est pas pour cela que je n’ai pas voté hier. C’est tout simplement que mon quartier est concret comme on vient de le voir, et que son chef doit être réel, concret. Et, à moins que ma mémoire me joue un redoutable tour, personne n’est venu me présenter son projet de société pour le quartier. Absolument personne. Je veux dire que je ne connais aucun des candidats ni ce qu’il envisage de faire. Je suis passé devant les bureaux à peine habités. Je n’avais pas de choix. J’ai continué mon chemin. Et mon quartier demeure.

Publicité

Camille Amouro

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité