En ce temps de bilan du régime du changement, il est peut-être opportun de rafraîchir les mémoires béninoises en leur proposant une relecture d’un document (*) écrit il y a trois ans, un peu avant l’avènement de ce régime. Passée l’indignation, passées les outrances d’une colère qui lui ont donné sa tonalité et qui peuvent avoir choqué des amis qu’une amitié douloureusement blessée m’interdisait de nommer, oui, passé ce cri de douleur, ce pamphlet véhicule-t-il quelques vérités à retenir trois ans après ?
Et d’abord une première interrogation
A la bourse des valeurs politiques qui peut décemment, raisonnablement ne pas reconnaître que la côte d’un HOUNGBEDJI Adrien, d’un AMOUSSOU Bruno, pour ne citer que ces deux, qui donc refuserait de reconnaître que la côte de ces deux hommes politiques est de loin plus élevée que celle de Monsieur Boni YAYI ? L’un et l’autre ont une stature et une envergure intellectuelles à faire l’envie de leur challenger politique ; témoins leurs cursus scolaires et universitaires. L’un et l’autre ont une expérience politique que n’a pas Monsieur Boni YAYI, et l’expérience est d’un grand prix dans la direction de la chose publique. Bruno AMOUSSOU, par exemple, a été moulé dans les luttes estudiantines de son temps, tant au Dahomey qu’en Afrique, et en Europe. Et puis, dans la direction des affaires publiques, la vie affective, la vie familiale sont des éléments régulateurs et d’équilibre qui mettent à l’abri de certains comportements indignes d’un responsable politique.
Et pourtant la politique ayant ses raisons que la raison ne connaît pas, la logique populaire a sa logique qui n’est pas celle de la raison : le choix du peuple a été ce qu’on sait. Par quel aveuglement a-t-on été conduit à écarter des valeurs sûres au profit d’un illustre inconnu, rééditant encore une fois l’erreur répétée de notre histoire politique : le recours à l’inconnu, considéré comme un messie, un "deus ex machina", à l’homme providentiel faiseur de bonheur ?
Nous avions fait cette mise en garde : "le génie de notre pays s’accommode mal du messie". Nous sommes payés, encore une fois, pour le savoir. Dommage !
Le recours à l’homme providentiel : expression d’une déchéance
« Malheur au pays qui a besoin du héros » écrit un philosophe. Et un autre philosophe, Etienne BORNE, renchérit : "il y a un appel au héros qui est la faillite de l’humain". Entendons-nous bien pour éviter tout contre-sens. "Avoir besoin" du héros ne signifie pas avoir un héros. La santé politique d’un pays est faite de la présence, au sein du peuple, d’hommes, de ces hommes que le Président AHOMADEGBE, à la suite de Maurice Clavel, appelait homme "grand H". Ce type d’homme, héros au quotidien, ne se réclame pas de la race des messies sauveurs. Ce sont simplement des hommes qui incarnent d’une manière significative et transcendante des valeurs telles que la justice, la liberté, la charité, la vérité ; et ce sont ces valeurs qui authentiquement vécues font la santé morale d’un peuple, d’un pays, qui donc lui donnent une substance spirituelle inestimable. Le héros, l’homme "grand H" est l’homme, oui l’homme simple qui sait dire du blanc qu’il est le blanc, du noir qu’il est le noir. Il ne maquille pas la vérité. Il a horreur du mensonge et ne navigue pas au gré des situations politiques. Avoir donc des héros, c’est bien, c’est même très bien.
Mais avoir besoin du héros est l’expression de la déchéance, d’une sévère déchéance. Ce sont les gens médiocres qui ont besoin du héros comme d’une compensation à leur médiocrité. Un peuple qui a besoin du héros est un peuple en pleine décadence, un peuple déchu qui a perdu tout espoir de relèvement, qui ne veut même pas se relever ; c’est un peuple qui refuse de grandir par lui-même, qui ne veut pas se bâtir, qui ne croit même pas qu’il puisse se bâtir. Le besoin du héros est une faillite de l’humain parce qu’il est expression d’une aliénation profonde, un refus de chercher à s’élever pour confier sa vie à un autre qu’on croit supérieur. Au total le recours au héros est la suprême expression de la déchéance morale.
Voyez un peu la rhétorique nauséabonde qui nous est servie à longueur de journée, au gré des conférences de presse. Tel grand activiste, ex-membre d’un parti qui l’a sorti de l’ombre, en a fait un homme politique, un député, se lève pour vilipender ce parti qui l’a créé comme homme politique, pour cracher avec impudence dans le plat où il s’est longtemps servi, car, pour restaurer son espoir d’avoir une prébende, il faut faire antichambre dans les allées du nouveau pouvoir. Et c’est d’Abomey que s’originent des hommes de cet acabit. Tel autre, expert en transhumance, reconnu voleur et bandit par toute son action passée et bandit à son aspect physique, pavane sur le piédestal de la corruption pour jouir d’un poste juteux afin de perpétuer, au détriment de la population d’Abomey, les larcins dont il est habitué. Et oui, c’est un Aboméen, comme si Abomey ne produit que des gens de cette espèce. Tel autre vieux militaire, en panne de service se fait l’invité de tous les congrès, de tous les rassemblements organisés par les chantres impénitents du changement, attendant les miettes réservées aux petits chiens. Oui, triste image d’Abomey dont nous trouvons l’illustration la plus haute dans la participation à une marche de soutien de rois ou prétendument tels. Abomey, la Grande, Abomey la Célèbre, Abomey, la Grande cité crainte est aujourd’hui avilie par le comportement infâme de certains de ces fils affamés qui en ont sali la mémoire, qui en ont trahi l’histoire. Amazones, tremblez, tremblez dans vos tombes !
Abomey désolée et trahie, Abomey pervertie, a nié tous ces héros d’hier pour recourir au héros. Plus grave, Abomey déchue a transmis le microbe de la déchéance à l’ethnie fon dont l’histoire et la culture font la fierté de ce pays. Et inexorablement les fons, par Abomey, ont inoculé le virus de la déchéance à tout le peuple béninois. Et c’est aujourd’hui à qui surpassera Abomey dans la corruption, dans la déchéance, en brûlant un magasin de produits, en incendiant des documents dans un cabinet ministériel.
Faut-il faire la ronde des corrompus ? Vous les trouvez partout : filles et garçons de maison habiles en larcins, voleuses de bijoux, apprentis de tous métiers volant leurs patrons, eux-mêmes voleurs ; agents de sécurité, policiers, gendarmes et militaires rançonnant taxis et camions au bord des routes ; fonctionnaires, exigeant leur dessous de table, responsables à tout niveau réclamant leur 10%. Oui. Qui au Bénin est indemne du microbe de cette peste qu’est la corruption ?
Tout le tissu social est gangrené de la tête au pied et jusqu’aux entrailles. Le pays est atteint comme d’une maladie, de la maladie appelée jaunisse. Le plus grand nombre des personnes ont les yeux jaunes. Avoir les yeux jaunes devient alors la norme. L’anormal c’est celui qui est en bonne santé et dont les yeux ne sont pas jaunes.
Quand la déchéance a atteint ce niveau, quand donc la médiocrité est le lot général, comment ne pas avoir recours à l’homme providentiel ?
L’homme providentiel
Et l’homme providentiel vint. Les zélateurs l’ont affublé du titre de docteur. (soit dit en passant docteur de 3ème cycle il y en a des centaines au Bénin qui n’ont jamais fait un tel étalage de ce titre). Mais notre docteur ne connaissait un traite mot de la médecine et n’a pas pu déceler jusqu’aujourd’hui que le mal qu’il fallait guérir, le mal dont souffre le pays, c’est la jaunisse : les yeux jaunes. Notre docteur s’est révélé un banquier distributeur de billets de banque : c’est son métier. Et il vient ainsi confirmer ce qui était écrit il y a deux ans « Vous savez que l’argent n’est pas le premier facteur du développement … L’homme est la seule voie du développement, lui qui est auteur et bénéficiaire du développement. Mais aux pauvres gens sans ressources, vous préférez faire miroiter les dollars américains et l’argent des banques pour les attirer ». Comme une prophétie.
On a inondé le pays de milliards, comme si l’argent seul pouvait développer un pays. On construit des infrastructures routières, à grands renforts d’une campagne médiatique insolente et mensongère, choquante et inintelligente ; on veut démontrer que le pays se développe à grands pas. On dirige le pays à la manière d’une banque, et les béninois sont devenus des marchandises qu’on achète, sans scrupules, à coup de milliards. Le Messie, le vrai, si jamais homme pouvait prétendre à ce titre, le messie devrait être celui qui s’acharne à guérir, soigner, à guérir les hommes, à leur faire retrouver leur santé physique et morale. Le Messie, le vrai est promoteur d’un humanisme qui met l’homme au centre de ses préoccupations, qui dit que l’homme et l’homme seul est la valeur à laquelle on doit soumettre tous les progrès du développement. On ne change pas un pays seulement en construisant des routes. Le véritable changement se trouvera dans les structures qui permettent à l’homme d’opérer lui-même son changement, sa conversion, disons-le sans pédantisme, sa « métonoïa ». C’est de cela qu’il s’agit dans notre pays. Le pays est pourri, corrompu au plus haut degré. Aucun progrès n’est possible avec des malades mentaux qui, ne s’avouent pas tels. Oui, au risque de choquer plus d’un, disons hautement et clairement que le changement sera dans cette voie difficile et escarpée, dans cette "porte étroite" de la morale et de l’éthique, et non dans l’extension de la corruption.
Oui, "malheur au pays qui a besoin de héros"
Malheur au pays qui n’a pas compris que pour bâtir un pays, il faut des hommes grand H, marqués par ces qualités déterminantes qui font le véritable homme politique : la passion, le sentiment de la responsabilité, le coup d’œil. Max Weber disait que la passion c’est le dévouement à une cause, la cause de la vérité et la cause de la liberté. Diderot renchérit « Il n’y a que les passions et les grandes passions pour faire les grandes choses ».
Passions authentiquement vécues, pas verbales, pas fictives.
(*) Il s’agit de l’article "Halte à l’imposture" paru dans le quotidien "Fraternité" du 3 février 2006.
Antoine R. DETCHENOU