Réactions du professeur Léonard Wantchékon, suite à l’article de Amoussou-Yéyé intitulé : Le tropisme vers les présidentiables du "Nord"
L’analyse du professeur Dénis Amoussou-Yéyé (lire ici) sur le tropisme vers les présidentiables du «Nord» m'inquiète. Aussi, me semble-t-il judicieux de nourrir ce débat : par des faits concrets.
Mon objectif est d’éviter, dans l’avenir, des interprétations basées sur des préjugés, qui pourraient inciter à des conflits ethniques ou régionaux. Le cas ivoirien ou la mésaventure kényane témoigne des conséquences immondes des affrontements communautaires.
Tout d’abord, je voudrais dire ici toute ma désaffection quant à l’utilisation des termes « gens du Nord », « gens du Sud » qui relèvent dans la mémoire politique collective des Béninois d’une xénophobie langagière, depuis les événements de mars 1964 et ceux de Mars 1991, à Parakou. J’ose croire que ces termes sont utilisés, par l’auteur, comme des catégories émiques, puisse qu’il s’agit d’une « approche scientifique » selon ses propres termes.
Toutefois, je partage sa remarque selon laquelle ce sont les rivalités personnelles entre les candidats du Zou et de l’Ouémé qui ont facilité la victoire de Maga en 1960 et de Kérékou en 1996. Cependant, il est certain que les électeurs du Nord ne peuvent être comptables de ces rivalités. En outre, ils sont autant « stratèges » que leurs concitoyens du Sud. Dans cette optique, je m’inscris en opposition à l’idée que le Nord vote « le lien de sang » (l’émotion), quand le Sud opte pour les « intérêts » (le rationnel). Explorons davantage les faits !
En 1996, Kérékou a triomphé électoralement parce que les hommes politiques du Sud comme Tévoédjrè, Amoussou, Fagbohoun… ont appelé les populations, de leur terroir d’origine, à le soutenir. Au second tour, Adrien Houngbédji est venu étoffer leur rang. La faute à l’électeur du Nord ? Evidemment que non ! Ces électeurs du Sud n’ont-ils pas « voté le sang » en suivant leurs leaders politiques, originaires de leur contrée ? Comment dans ces conditions, affirmerions-nous que les « éduqués » ne votent pas le « lien de sang » ?
Ailleurs, les électeurs Israéliens, Serbes, Canadiens ne sont-ils pas des gens éduqués ? Même en Europe et en Amérique du Nord, beaucoup trop de gens votent pour le « lien de sang » ou pour le « fils du terroir » : autrement dit pour sa proximité avec un candidat. L’acte électoral reste intimement lié à une question de confiance. L’on ne vote que pour celui qui vous rassure le mieux. Et, lorsque vous avez les vôtres candidats, la tentation est grande de voter pour lui. Dans le cas contraire, il est facile pour l’électeur de faire confiance aux prescripteurs : les leaders d’opinion. Ces derniers sont aussi souvent originaires de votre localité. Mais revenons aux faits empiriques.
D'un autre côté, pourquoi ignore-t-on que Soglo a gagné en 1991 en raflant « suffisamment » de votes à Kérékou, dans les circonscriptions électorales du Nord ? En 1996, Soglo a bénéficié du soutien sans faille d'hommes politiques originaires du Nord : Sacca Lafia de Pèrèrè, Allassane Tigri de Tanguiéta, Karim Dramane de Tchaourou, Mama Adamou N’Diaye de Kandi… Ils sont devenus, par la suite, opposants au régime de Kérékou, victorieux de Soglo. Aujourd'hui parmi les voix de l'opposition au pouvoir de Yayi Boni originaire du Nord, on compte entre autres Nassirou Bako-Arifari de Karimama et Issa Salifou de Malanville.
Continuons, en scrutant la liste des 12 personnes, qui, à un moment donné, ont été a la tête du Dahomey/Benin : M. Hubert Maga (août 1960 – 28 octobre 1963 puis mai 1970 – mai 1972), Général Christophe Soglo (octobre 1963 – janvier 1964 puis décembre 1965 – décembre 1967), M. Sourou-Migan Apithy (janvier 1964 – 27 novembre 1965), Mr Tairou Congacou (29 novembre – 22 décembre 1965), Colonel Maurice Kouandété (20 au 21 décembre 1967), Colonel Alphonse Alley (décembre 1967 – juin 1968), Dr. Emile Derlin Zinsou (juin 1968 – 10 décembre 1969), Colonel Emile de Souza (décembre 1969 – mai 1970), Dr Justin Ahomadégbé (mai 1972 – 26 octobre 1972), Général Mathieu Kérékou (octobre 1972 – mars 1991 puis mars 1996 – mars 2006 ), M. Nicéphore Soglo (mars 1991 – mars 1996), Dr Thomas Yayi Boni (depuis 2006).
Au total, il y en a eu sept du Sud, et cinq du Nord. Si on se limite à ceux qui ont été élus démocratiquement, il y a trois du Nord (Maga, Kérékou et Yayi Boni), et deux du Sud (Zinsou et Soglo Nicéphore). On peut même ajouter un troisième du Sud : Basile Adjou, élu en 1968, mais le vote avait été annulé. Ce qui fait la différence c'est que Kérékou a fait 28 ans au pouvoir, mais n'oublions pas que son pouvoir était basé sur un équilibre régional (le Sud n'était pas si mal loti). Son règne n’a pas transformé son Kouarfa natal (Atacora) en un Yamoussoukro (Côte d’Ivoire). Tout au moins au Bénin, le fait d'avoir un président de la République originaire d'une région ne semble pas influer sur le développement de ladite région. Ceux qui en profitent vraiment, ce sont les frères, sœurs, amis et alliés du président en exercice, qu’ils soient du Sud, du Nord, de l’Ouest, de l’Est ou même du Centre.
En plus, la démarche du professeur ne me semble pas rigoureuse puisqu’il estime que les "gens du sud" ont dirigé le pays pendant seulement 5 ans : ce qui n’est pas juste. Nicéphore Soglo a fait 5 ans au pouvoir, Christophe Soglo 2 ans, Zinsou 1 an et demi, Apithy 1 an 10 mois), Alley 7 mois, Ahomadégbé 5 mois, de Souza 5 mois. Ce qui fait au total 12 ans à peu près.
Par ailleurs, il souligne que le coup d’Etat d’octobre 1972 a été exécuté par « trois originaires du même berceau Adja-Tado, et ayant le même ancêtre éponyme AGASSOU » et qui ont, suite à des divergences internes, « préféré confier le pouvoir à un officier "Somba" ». Il occulte cependant deux autres coups d’Etat réussis dirigés par le colonel Kouandété (originaire du Nord) et qui confie aussi le pouvoir respectivement à Alley (1967) et de Souza (1969), tous deux militaires originaire de la partie méridionale. Il est donc difficile de situer la « régularité » dont parle le professeur Amoussou-Yéyé. En outre, sa démarche n’est ni plus ni moins qu’une interprétation outrancière des données, c’est-à-dire la volonté coupable de faire dire aux données ce qu’elles ne sont pas autorisées à dire.
Pour finir, je voudrais souligner qu’au Bénin, la misère n'est pas ethnique ou régionale. Le sous-développement du pays est présent partout. Les données recueillies à l’INSAE, dans le cadre des enquêtes EMICOV indiquent un enseignement majeur : outre les grandes villes, la pauvreté est presque uniformément repartie sur tout le territoire du pays. So-Ava (Atlantique), n’est pas mieux loti que Gogounou (Alibori). Kouandé (Atacora) n’est pas mieux loti que Zagnanado (Zou) ou encore Ouaké (Donga).
Il est temps que nous posons les vrais problèmes de développement. Comment, de façon concrète et spécifique améliorer nos services de santé, nos écoles. Comment encourager l'esprit d'entreprise, comment combattre l'affairisme politique et la culture de sous-développement, faite de manque de confiance interpersonnelle, de "béninoiserie" et du goût excessif de l'argent facile, etc…
Le curseur doit être pointé sur cet essentiel. C’est sur ce terrain que les chercheurs et les universitaires, à l’instar du professeur Amoussou Yéyé sont attendus par le peuple.
Léonard Wantchékon
Professeur à New York University (USA) et Directeur Fondateur de l’IREEP (Bénin)