«L’Odeur du passé» de Hermas Gbaguidi mise en scène par Alougbine Dine
(Jeudi 26 et vendredi 27 au Ccf) Dans la pièce théâtrale «L’odeur du passé», Hermas Gbaguidi, l’auteur, passe en revue des personnages uniques : un fou, une reprise de justice et un gardien de cimetière ; dans un lieu unique, un cimetière ; à un moment unique, une nuit ténébreuse. Il y a d’abord Peter, le fou. Fou parce qu’il l’a choisi, parce qu’on l’y a poussé, ou simplement parce que vivre comme nous lui est désormais impossible.
Se mettre en marge de la laideur de la vie.
Fuir notre mondalité et survivre dans l’enfermement.
Briser et franchir les fragiles frontières de la raison.
Rompre les liens avec la société légale du monde normal.
S’exiler.
Tellement ce personnage d’Hermas Gbaguidi a cherché en lui l’inconnu dans son propre espace intérieur sans jamais le trouver qu’il a continué de le poursuivre hors de notre monde, au royaume du néant, dans un lieu poétique, le cimetière.
Peter est désespéré. Il n’arrive plus à supporter les relations qu’il croit profondément malsaines entre Béatrice, sa femme l’avocate, et son patron le procureur Lokossou : «je ne pouvais pas continuer à être l’amant de ma femme, je ne pouvais pas continuer à accepter de fermer les yeux parce que son avenir professionnel exigeait… quelques faveurs au beau procureur.»
Alors Peter nous fuit et se réfugie au cimetière pour attendre, sachant pertinemment qu’il n’attend rien.
Et comment peut-il en arriver là Peter ? Lui qui sait, lui qui est avertit, lui qui a coutume de répéter tous les jours «la vie est un fleuve de douceur que les êtres humains ne cessent de troubler par leurs comportements désastreux.».
C’est vraiment là sa tasse de thé et c’est le cas de le dire puisqu’il le répétait tous les jours.
Pourtant il a sombré.
Ils sont nombreux les Peters mâles et femelles victimes de nos indifférences.
Où allons-nous ? Et d’où venons nous ?
C’est implicitement à ces interrogations que «L’odeur du passé» nous invite face à ce personnage de Peter qui ne trouve plus la nécessité d’être et pourtant il persiste à vivre.
Sa douleur est si forte que plus rien ne donne de sens à la vie. Il ne veut plus. Parce qu’il n’a plus rien qui vaille la peine qu’on le veuille. Peter erre dans le néant, un infini néant puisqu’il est désormais sans raison comme le nuage au gré du vent, comme le ruisseau qui coule et ne sait même pas qu’il existe.
Ensuite il y a Béatrice, l’avocate, légitime épouse du fou et supposée amante du beau procureur Lokossou.
Béatrice sorti fraîchement de 10 ans d’emprisonnement pour avoir tué Lokossou.
Elle se rend directement au cimetière où gît sa victime et survit son ex mari perdu, Peter. Peter, «l’amour de sa vie» qui disparaît sans trace du foyer conjugal et que Béatrice a passé un an de sa vie à chercher en vain.
«Douze mois à identifier des corps, douze mois à visiter des morgues, à contempler des visages détruits, bouffis et meurtris. Douze mois à caresser l’horreur, à retourner dans tous les sens des corps en décomposition, à chercher le moindre indice, à reconnaître le méconnaissable. J’ai renoncé… Douze mois à côtoyer la mort, c’était au dessus de mes forces.»
Alors, il a fallu tuer et courir les labyrinthes de la prison pendant 10 ans de plus pour enfin se retrouver sans le savoir, dans un même lieu avec ce Peter. Quelle ironie du sort ?
Toute la journée dès la sortie de prison, elle est là au cimetière devant la tombe de Lokossou à lui parler. Sans inquiétude du crépuscule envahissant jusqu’à la tombée de la nuit, seule dans ce cimetière, elle est là.
«N’insistez pas. Je n’ai aucune intention de m’en aller» réplique t-elle à 20 heures au gardien du cimetière qui s’acharne à vouloir fermer ses grilles. Et elle y reste, dans la nuit, dans le ténèbre. Le ténèbre symbole du gouffre et du vide, instants du maléfice et de la mort. Elle ne veut plus sentir son ombre. Elle se confond au néant. Serait-elle en train de rejoindre le monde de Peter ?
Pourtant Béatrice raisonne encore, elle discute, elle explique, elle communique. Elle n’est donc pas désespérée.
Son attitude rationnelle qui distingue le bien du mal mais ne voit toute chose qu’en noir peut nous faire dire que Béatrice est plutôt pessimiste. Sa vie traversée par tant d’épreuves la charge d’inquiétudes mais ici dans la nuit avec le gardien, Béatrice est bien armée de ses certitudes, qu’importe si certains les trouvent débiles. Ecoutez ce qu’elle dit :
«Oh Lokossou, je suis venue ici pour te chanter le requiem. Seule s’il le faut, j’organiserai la veillée pour me faire pardonner les dix ans de retard. Je ne partirai pas sans avoir demandé le repos de ton âme. Car au plus fort de ma solitude, tu étais seul à me soutenir moralement.»
Et plus loin elle renchérit : «Oh malheur, oh désespoir ! je serai seule désormais, et ne saurai avec qui partager mes repas et mes nuits.» Tandis que Béatrice couverte d’inquiétudes se prépare à une nouvelle vie solitaire, Peter continue de fermer la porte de sa vie à la société, à la mondanité. Seule Béatrice ici bas serait capable d’ouvrir cette porte et si elle en avait perdu la clé, elle la défoncerait.
Le troisième personnage d’Hermas Gbaguidi est Paul, le gardien du cimetière. Décidément voyez-vous, l’auteur de «L’Odeur du passé» nous convie à faire connaissance avec un cortège de marginaux de notre société.
Paul lui, vit entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts. Il est aussi à mi-chemin entre l’univers de Béatrice et celui de Peter. Il navigue entre le pessimisme et le désespoir pourvu que l’un ne prenne le pas sur l’autre. Parce que si Paul n’est pas fou il est sûrement largué, il est dans le vide.
Ecoutez Paul qui partage avec Béatrice :
«Pauvre de moi. Je ne sais plus où j’en suis, là. Je fini par partager votre chagrin. Le mien est aussi déchirant que le votre. Oubliez un instant votre douleur dans mes bras. Depuis que mon épouse gît sous terre, mes yeux aussi s’abîment en larmes et ma vie traîne comme une ombre solitaire.»
Et aussi :
«Mon voisin est fou. Et pour lui, tout le monde est dans le même état. Il paraît qu’il est devenu fou parce qu’il voulait assigner Dieu en justice. Notez, il n’a pas tort : Dieu est à l’image des Hommes, il fait le bien comme le mal… Un jour, je lui ai dit que j’étais prêt à le soutenir dans son projet. Il s’est mis à hurler…»
Voyez-vous les gens d’une même race se reconnaissent très vite et cette courte réplique de Béatrice en est la preuve tangible :
«A bien réfléchir, nous sommes tous les trois dans le même pétrin.»
Paul a franchit la frontière en accédant à l’inéluctable solitude de gardien de cimetière. Et c’est juste à ce moment là qu’il atterrit dans l’univers des deux autres personnages : le cimetière.
Le cimetière, un lieu absurde, un territoire du néant, du non être, un désert hanté, un univers des exclus, des finis.
Et c’est pourtant en ce lieu hostile et inhospitalier qu’Hermas Gbaguidi provoque la rencontre de ces trois personnages étranges dans une nuit ténébreuse.
Fermer, grilles, cimetière, prison, tombe, assassiner, tuer, détruit, horreur, mort, pénombre, nuit, trou, fou, désespoir, solitude, douleur, poignard : tous des mots déstabilisants et générateurs de peurs.
Tous des mots qui définissent les situations et les personnages de «L’odeur du passé» d’Hermas Gbaguidi.
Tous des mots d’une même essence pour allumer nos désirs et enflammer nos émotions.
Enfin, je me suis permis de convoquer sur scène un quatrième personnage, l’âme du monde dans notre monde qui a perdu son âme et son cœur. Elle crie les malaises de l’univers brisé par notre faute et la laideur de la vie dans une langue insondable comme la vie et la mort. Une âme du monde dont on n’aperçoit que l’ombre. C’est le miroir, l’autre versant de la vie qui nous renvoie notre part d’ombre et de mal. Des ombres qui se confondent aux personnages de «L’odeur du passé» à la quête de la vie. Ici des mots vides, étranges mais poignants courent les labyrinthes du cimetière, dans des tons mineurs, tons majeurs jusqu’au crechendo vivache, pianissimo et encore du crechendo.
Comme des incantations, ces mots nous parviennent des gouffres du trou du monde pour nous confronter au néant.
C’est simplement l’expression du sous texte du poète Gbaguidi qui murmure derrière le texte.
La poétique et les images qui caractérisent cette œuvre sont véhiculées par une langue renouvelée, expression vivante des francophonies. Une altération de la langue française habilement investie par la langue fon dans sa tendance métaphorique au bout de la plume d’Hermas Gbaguidi.
«Tu t’en es allé comme une éphémère.
Vas-y, vas-y. Je te rejoindrai
quand le temps aura raison de ma vie
Le fleuve s’assèche
et les poissons périssent.»
«L’odeur du passé» est donc un cortège de trois personnages à la quête de destin enfouis, ensevelis dans la nuit noire du cimetière. Et Hermas Gbaguidi semble crier par les voix de ces personnages ses propres douleurs intérieures. La seule réplique solitaire du texte nous en donnerait des pistes.
Il faut le dire. Avec, un lieu d’inquiétude, l’errance, et trois personnages à la dérive, Hermas nous plonge sans nul doute dans un univers Koltésien malgré la différence de la langue.
Bernard Desportes nous rapporte que Koltès bâtit, préalablement à toute action, une épaisseur de mystère, une angoissante présence d’éléments hostiles, un environnement défavorable dans lequel l’arrivée inexplicable et inexpliquée des personnages apparaîtra d’autant plus problématique et étrange qu’ils se sentiront d’abord eux-mêmes, étrangers à ces lieux. Et enfin, René Char dit : «j’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi» Hermas Gbaguidi semble suivre koltès à la recherche permanente de cet éclair fugace que seul l’obscur délivre.
Alougbine Dine