Parole et écriture ou le dilemme africain

Il est plus facile de savoir ce que l’on gagne que de savoir ce que l’on perd. En proposition plus claire et plus précise, il est plus facile pour l’Afrique de savoir ce qu’elle a gagné, ce qu’elle gagne en entrant de plain-pied dans la civilisation de l’écriture. Mais l’Afrique ne saura ni ne pourra jamais évaluer ses pertes dans la distance qu’elle prend désormais avec oralité, dans les rapports plus qu’ambigus qu’elle entretient désormais avec la parole. Nous étions une civilisation de l’oralité. Et cela ne nous déclassait pas par rapport aux peuples de l’écriture. Aucune hiérarchie, dans l’ordre de la culture et de la civilisation, ne saurait être établie à partir d’une telle donnée. Et puis, ce n’est pas parce que l’Afrique a donné le primat à l’oralité, à la parole qu’elle ne connaissait pas l’écriture. De grandes et belles réalisations restent à jamais marquées du génie créateur de ses peuples.
Et ceux-ci savent pourquoi ils ont privilégié, dans leurs relations sociales, la parole par rapport à la chose écrite, figée qu’elle est dans le matériel et dans la matérialité de ce qui lui tient lieu de support. Nous disposons d’un large échantillon de proverbes des quatre coins du continent. Les uns et les autres témoignent du sens et la valeur que porte la parole pour divers peuples d’Afrique.
Les Bambara du Mali : « Si quelqu’un accepte de remplir sa bouche avec de la farine de mil, c’est qu’il sait avoir suffisamment de salive pour la mouiller » (Pour dire qu’on ne donne sa parole d’honneur que si l’on est certain de la respecter)
Les Toucouleur du Sénégal : « Une parole est comme l’eau qui coule, elle ne se ramasse pas avec les doigts »
Les Sarah du Tchad : « Une parole est comme un fil de raphia, si vous le tirez de la natte, vous ne pouvez le remettre à sa place »
Les Malgaches : « Les paroles sont comme la toile d’araignée : pour l’homme habile, elles sont un abri ; pour le maladroit, elles sont un piège »
Les Malinké du Mali : « La promesse est une couverture bien épaisse, mais qui s’en couvre grelottera aux grands froids »
A ces quelques proverbes, ajoutons deux grandes voix africaines :
Amadou Hampâté Bâ : « La parole est le plus fort(…) outre une valeur morale fondamentale, la parole revêtait, dans les traditions africaines, un caractère sacré lié à son origine divine et aux forces occultes déposées en elle »
Tierno Bokar : « La parole est un fruit dont l’écorce s’appelle « bavardage », la chair « éloquence » et le noyau « bon sens ».
Et que disons-nous, ici, chez nous, au Bénin ? Les Fon nous édifient sur le sujet avec une pensée forte : Gbêdoto wê do gbé, bo gbéwagni gbê ». A traduire à peu près par ceci : « C’est Dieu qui a créé la parole et la parole s’est faite vie ». Nous ne sommes pas loin de la formule chrétienne : « Et le verbe s’est fait chair ! »
En abordant la question de la parole, nous ne sommes animé d’aucune forme de nostalgie. Nous cherchons plutôt à faire toucher du doigt le drame d’une Afrique qui s’est éloignée et s’éloigne de sa source sans savoir pour autant où elle va. Un peu comme quelqu’un qui lâcherait la proie pour l’ombre, un beau trésor pour une vague promesse. L’Afrique, dans cette posture, porte la responsabilité d’une double trahison. En sortant ou en s’éloignant de l’oralité, elle trahit son identité. En entrant ou en prenant pied dans l’écriture, elle trahit sa vérité.
La référence à la parole, d’une part, situe l’Afrique contemporaine par rapport à quelque chose qui s’est désacralisé, dévalorisé, dévalué et qui, comme tel, n’engage plus personne. On parle en l’air. On ment comme on respire. On promet tout et rien. On sait que cela ne tire pas à conséquence. Le hâbleur est un beau parleur à qui l’on décerne la palme de la tchatche et du bagou. Le menteur est un héros à qui l’on tresse la couronne de l’habileté langagière. A cette allure, le paradoxe n’est que plus évident : les Saints vont en enfer et le paradis accueille les pécheurs.

La référence à l’écriture, d’autre part, situe l’Afrique contemporaine par rapport à quelque chose qui est sans vie, à quelque chose de totalement désincarné. Vous comprendrez, dans ces conditions, pourquoi les Africains, dans leur immense majorité, ne savent pas honorer leur signature. Nos banques vous dirons le nombre de chèques sans provision elles enregistrent tous les jours. Quel sens voudriez-vous que les Africains donnent, quelle valeur voudriez-vous qu’ils accordent à un rapide gribouillis exigé d’eux au bas d’un document ? Pour l’Africain, au jour d’aujourd’hui, la parole se vide de tout sens et l’écriture est en crise de sens. Telle est la vérité. Tel est aussi le diagnostic. Reste à trouver la bonne thérapie. Et le plus tôt sera le mieux.

Jérôme Carlos

Laisser un commentaire