De l’inflammation du Maghreb à la banalisation du martyr

Mourir. Mieux, se laisser mourir. Mieux encore, se donner la mort. Mourir pour changer la vie. Mourir pour répondre au « vivre et laisser mourir ».  Mourir pour devenir immortel. Acte de désespoir, mais acte d’espérance. Acte de martyr. L’immolation par le feu n’est pas une trouvaille récente. Elle n’est pas plus maghrébine dans son essence.

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Mais elle est devenue, depuis le suicide du jeune Mohamed Bouazizi le moyen d’expression suprême du désarroi des jeunes du Maghreb. Mohamed Bouazizi n’est pas le premier, mais les conséquences de son acte sont allées bien au delà des espérances les plus folles et des rêves les plus utopistes. Parce que Mohamed Bouazizi est mort, mort de sa propre main, mort par le feu, Zine El-Abidine Ben Ali est tombé. Et avec lui, une bonne partie des dignitaires de son clan et de celui de son épouse Leïla Trabelsi. La Tunisie vit des heures certes difficiles, mais emplies d’espoir.

Plus que tous les autres types de suicide, l’immolation par le feu  a une fonction communicatrice. Elle marque les esprits et ébranle les cœurs. Elle attire l’attention par le spectacle singulier de l’homme qui consume dans un brasier consenti. La torche humaine qui hurle éclaire son environnement d’un jour nouveau. Son histoire se laisse découvrir, dévoiler. Ses misères aussi. Et l’on en recherche systématiquement les coupables ou à tout le moins, les responsables. Pour les indexer, les décrier, les dénoncer. C’est ainsi que la défense de certaines causes, grandes, nobles et parfois même ordinaires, a donné lieu à des auto-immolations célèbres. Du Vietnam (contre la guerre du Vietnam) à la Turquie (pour Abdoulaye Ochalan), de la France à la Mauritanie. Avec plus ou moins de succès, mais toujours avec le même émoi suscité. Le bouleversement moral de toute une société internationale interloquée.

Depuis la mort de Mohamed Bouazizi et surtout la révolution populaire qu’elle a déclenchée, les tentatives de suicide par immolation publique se multiplient dans les pays du Maghreb. Mettant à nu ce qui restait de caché de la misère et du désarroi de peuples vivant sous la coupe réglée de régimes les uns plus autocratiques que les autres, les autres plus despotiques que les uns. Egypte, Algérie, Mauritanie, les gouvernements redoutent l’effet domino. Les suicidés l’appellent de leurs vœux.

Le régime égyptien d’Hosni Moubarak vient pourtant à peine de remporter des élections législatives controversées dont une bonne partie de la classe politique s’est exclue ou a été exclue. Pendant que tout laisse à penser que le Raïs prépare activement son fils Gamal à lui succéder. Refusant au peuple égyptien toute chance de renouvellement de sa classe politique et de son élite dirigeante. Refusant à la jeunesse tout espoir de changement. L’Algérie ne va guère mieux. Un président absent, souvent malade. Autiste. Une classe dirigeante gérontocratique. Un état-major militaire aux commandes dans l’ombre. Et une jeunesse tout autant laissée pour compte. Sans emplois et sans logements. La Mauritanie n’offre guère un autre visage, même si le pouvoir est moins centralisé.

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Et donc, les auto-immolations font florès.

Mais dans cette inflation des mises à mort de soi par le feu, grandit un risque de banalisation de l’acte que les jeunes martyrs ne semblent pas mesurer pour l’heure. Aucune action médiatique, quelle qu’en soit la nature, ne peut être mise en œuvre de manière continue et systématique sans être exposée au risque de lasser la population cible. En réalité, les immolés du Maghreb veulent comme Bouazizi attirer l’attention de la communauté sur le sort qui leur est fait. Et au-delà provoquer la révolte de leurs compatriotes. La révolution s’il en est. Mais la stratégie est biaisée. La Mauritanie n’est pas l’Algérie, l’Algérie n’est pas l’Egypte et l’Egypte n’est pas la Tunisie. Je peux même postuler qu’en dépit de situations semblables de misères vécue en Libye et au Maroc, les chances de reproduire le syndrome Ben Ali s’amenuisent aussi vite que se multiplient les suicides. Les dirigeants du Maghreb arabe ne sont certainement pas stupides au point de ne pas prendre les précautions qui s’imposent pour la préservation de leur pouvoir et de leurs privilèges. Armées et forces de police aux aguets, services de renseignements hyperactifs et pour ceux qui voudront apporter une part de correction sociale, quelques mesures saupoudrées pour amollir les revendications légitimes des peuples.

Suicidez-vous, jeunes maghrébins ! Mais la prochaine révolution n’est pas pour demain.


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