Peuple de « rats ». Peuple de « cafards ». Peuple de « microbes ». Voilà à quoi le Guide de la révolution libyenne, le colonel Mouammar Kadhafi a fini par réduire ceux qui en Libye, se sont levés pour défier son pouvoir et exiger son départ. Ceux qui ont pris possession de la rue. Ceux qui crient plus que haut l’exaspération du peuple et son désir de changement. Ceux qui ne sont autre que le peuple. Seïf Al Islam leur a promis des « rivières de sang ». Pour conserver pouvoir et privilèges, les Kadhafi se montrent prêts à tout. Jusqu’à la déshumanisation de l’être.
L’histoire des peuples africains est jonchée de cadavres. Maculée de sang. Cadavres de ceux qui, de Conakry à Addis-Abeba, de Kampala à Ségbana, de Lomé à Kinshasa, ont un jour eu l’outrecuidance de dire non. Ceux qui, non contents de rêver de justice et de liberté, ont osé le faire savoir à leurs semblables. Certains portent des noms célèbres : Patrice-Emery Lumumba, Thomas Sankara, Mohamed Bouazizi. Les autres, dont le souvenir se perd dans l’immensité du nombre, sont d’illustres anonymes. Martyrs d’un égalitarisme dont la quête ne s’achèvera peut-être jamais, mais martyrs quand même. Le clan Kadhafi et sa tribu ne seront pas les premiers à décider de verser des torrents de sang de leurs sujets dans le dessein de restaurer leur autorité et remettre d’aplomb ce pouvoir si cher à tous ces dictateurs et fils de dictateurs que le continent africain fabriqua, fabrique et continuera de fabriquer, même dans certains systèmes démocratiques visiblement mis à l’épreuve.
La réflexion que j’appelle alors porte sur le pouvoir, défini comme la capacité de commander, c’est-à-dire de contraindre et d’être obéi. Sur sa fonction grisante et déshumanisante à double titre. Ce pouvoir qu’a le pouvoir, en premier lieu, de déshumaniser son détenteur. Ainsi qu’il l’a fait de Mouammar Kadhafi. Plus il est grand, le pouvoir, plus il grise. Il corrompt, comme dit l’autre. Parce que le pouvoir est conçu comme émanant de Dieu, il faire croire à son détenteur qu’il n’est pas loin d’en être un. C’est la négation totale de la légitimité de la force à laquelle un peuple peut adhérer en choisissant ceux à qui il en confie l’usage. Les Etats arabes n’ont pas connu cette évolution du pouvoir absolu et absolutiste vers le pouvoir légitime. Ce peut expliquer l’étonnement et la résistance de ces dirigeants sclérosés face à la contestation dont ils sont l’objet du jour au lendemain. Comment faire comprendre au Guide libyen, après 42 ans d’un règne sans partage, qu’il y a au sein de son peuple des gens qui estiment que c’en est assez et qu’il doit partir ? Le Guide qui désormais parle de lui-même à la troisième personne ! Lui que son pouvoir a grisé jusqu’à la folie. Dédoublé sa personnalité. Achevé sa raison.
L’autre aspect de la déshumanisation attachée au pouvoir concerne ceux qui ne le détiennent pas. Aux yeux de celui qui le détient. Commander et être obéi, sans ambages, aussi facilement et aussi souvent qu’on le désire, avoir pillons sur rue, privilèges et immunités… est une chose formidable. Elle ne peut être acquise que pour des surhommes ou alors ceux qui se soumettent à cette obéissance ne peuvent pas être de la même matière, de la même chair, du même sang que soi. Et donc quand ils se permettent après l’avoir fait durant quarante-deux ans, de se rebiffer, il importe de leur rappeler leur condition existentielle que le soulèvement victorieux de quelques voisins surexcités leur a fait oublier. Rien n’est de trop pour écraser des « microbes » et « dératiser » une nation. On comptera les cadavres après. Si des hommes tombent.
Même les régimes démocratiques ne sont pas à l’abri de cette dénaturation du pouvoir, ni de ses conséquences funestes. La démocratie est en principe un système d’équilibre des pouvoirs. Afin que lorsque le Président ordonne, cet ordre soit analysé, soupesé à l’aune du droit et exécuté finalement ou rejeté selon qu’il porte en lui ou non les gènes de la légalité. Cette incertitude d’être systématiquement obéi, limite en effet les certitudes du chef. Dans un Etat prétendument démocratique où les sujets et les institutions se soumettent tous à la volonté de caporalisation instillée par le monarque, il ne faut point s’étonner des dérives tendant à la déshumanisation des uns et à la déification de l’autre. Par le jeu du pouvoir qui grise forcément.
Attention à ce que Kadhafi et les autres n’aient fait des disciples au-delà de leurs frontières là où on n’en attendait pas. Suivez mon regard… si vous pouvez.
Laisser un commentaire