Bénin : qui a honte de qui et de quoi ?

La honte. Incontestablement la génération de nos grands pères et de nos grands-mères savait ce que cela veut dire. Elle savait de quoi il retournait. En fongbé, avoir honte se dit littéralement « manger la honte». « Edou hougnan ». Dans l’entendement de nos grands-parents, la honte est comparable à un plat que quelqu’un se met en situation de manger de gré ou de force. La société, la morale qui a cours dans cette société contraignent celui-ci à subir les effets, à assumer les conséquences de ce qu’il a mangé.

La honte agissait alors comme un système de régulation sociale. Elle avait une fonction dissuasive. Afin que chacun sache les limites de ses action ou jusqu’où il ne peut aller trop loin. Elle avait une fonction éducative. Afin que chacun s’investisse à construire et à se construire une conscience de devoir envers lui-même, envers la chose publique, envers la société tout entière. Elle avait une fonction corrective. Afin que chacun tire des épreuves de la vie des moyens de changer sa vie, sinon de changer de vie.

Publicité

En manière d’illustration, celui qui volait, par exemple, était vu, dans tous les sens et par tous les membres de sa société comme un voleur. C’était autant de paires d’yeux qui s’allumaient, se braquaient comme de puissants projecteurs sur le délinquant. Qu’on se souvienne de l’œil de la conscience de Victor Hugo : il était dans la tombe et regardait Caïn. Quoi que ce dernier ait pu faire pour échapper à cette interpellation implacable du regard qui accuse, accable, juge et condamne.

« Tu ne voleras point ». C’est la loi naturelle. Elle a un caractère universel. Elle était déjà bien en place dans la conscience et dans la mémoire collectives des peuples de la terre. Bien avant qu’elle ne fût fixée, gravée sur la table des lois. Celle-là même que Moïse reçut de Dieu sur le Mont Sinaï. « Tu ne voleras point ». Nos sociétés s’appliquaient à donner du contenu à cette disposition de la loi naturelle. Elles l’appliquaient rigoureusement et avec esprit de suite.

Aujourd’hui, tout change. Il y a d’abord l’institution judiciaire. C’est un héritage colonial que nous gérons tant bien que mal. Il reste, de ce fait, culturellement parlant, un outil d’emprunt. Un outil qui a du mal à mordre et à embrayer sur nos réalités endogènes. La Justice, telle qu’elle s’ordonne aujourd’hui, est censée juger un citoyen au nom du peuple. Hier, c’est la société elle-même qui se mettait en devoir de juger directement ses membres. Sans intermédiation. Sans procuration ni délégation d’aucune sorte octroyée à quiconque. En effet, le phénomène régulateur de la honte établissait tout membre d’une société dans le statut et dans la fonction d’un juré. Comme tel, celui-ci est nanti du pouvoir et de la légitimité de conduire une œuvre de salubrité morale et éthique pour le bien de la société tout entière.

Il y a ensuite que le délinquant, hier la honte des siens et de tous, se voit tresser, aujourd’hui, une couronne. Et par un étonnant retournement des choses, on accueille en héros le fils bandit pour qui le veau gras est tué. Et les tristes exploits de celui-ci sont élevés à la hauteur d’une véritable légende. Beaucoup y trouvent le bon marigot pour aller pêcher leurs exemples et leurs modèles de vie. On comprend, de ce fait, que le vol, l’arnaque, l’escroquerie se présentent de plus en plus, dans nos sociétés contemporaines, comme de simples courses au trésor. A la grande joie des spectateurs. Le podium étant déjà dressé, que le plus roublard, le plus retord, le plus cynique gagne !

Publicité

Il y a enfin que s’est installé un puissant réseautage du crime. Le chef bandit n’est jamais seul. Par un système de redistribution des produits de ses rapines, il bénéficie, dans tous les milieux, d’un puissant réseau de sympathie, de complicité. Un réseau régulièrement huilé et entretenu. Un réseau tout dévoué à sa cause, vite devenue une cause commune. Alors, plus de honte et l’impunité est garantie. Pourquoi éprouverait-on de la honte quand toute une société vous applaudit ? Pourquoi punirait-on le pourvoyeur universel, celui qui sait mettre un peu de beurre dans les épinards de tous ? Au point où nous en sommes et à l’allure où vont les choses, c’est désormais la honte qui a honte d’elle-même.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité