«… nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres.»
Aimé Césaire
Jules Koukpodé m’a confié que l’exposition « Epars » qu’il organise en ce moment à la Médiathèque des Diasporas, à Cotonou, sera tournée dans une commune de chacun des six anciens départements du Bénin. Un projet ambitieux qu’il a voulu lentement urgent : sans avoir déjà rassemblé les moyens nécessaires pour l’ensemble du territoire, il démarre ce périple à Dassa, dès la fin juillet pour une exposition qui durera tout le mois d’août de cette année. J’ai eu le privilège de la primeur de cette exposition par rapport à laquelle Jules a souhaité que je réagisse. Voici, en quatre volets, ce que je lui aurais dit s’il n’avait pas demandé que cette réaction soit écrite.
Du contexte de départ
L’idée de créer un événement périodique autour des arts plastiques au Bénin est née de la conjonction de trois besoins liés à un contexte particulier. Ce contexte est celui du début des années 1990, avec les transformations politiques qu’on connaît. En 1990, précisément, j’avais été invité, avec Sony Labou Tansi, à représenter le continent africain à un colloque appelé « Le Banquet rêvé ». L’hypothèse était que des intellectuels de pays précédemment engagés dans le socialisme avaient atteint leur objectif parce que les régimes qu’ils critiquaient étaient en train de tomber. Il fallait donc s’en féliciter. L’absence de Sony à ce rendez-vous et le fait que les débats n’avaient pas été orientés dans la perspective définie par Breton (désir réalisé demeuré désir), avaient abouti, de mon point de vue, à un concert de pleurnichards où les auteurs des pays d’Europe de l’Est étaient désemparés face à la nouvelle donne : ils manquaient désormais de sujet.
Pour moi, l’intérêt de ce colloque est de confirmer, encore une fois, la conviction partagée d’Aimé Césaire qui est de prendre « possession de tout le champ de notre singularité » et « assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience. »
Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ?
Mon combat, en tant qu’Africain, ne pouvait pas être, n’a jamais été, ainsi, de substituer ce que Huenumadji Afan appellerait un pouvoir de « majordomes » à un régime en décadence, tel que fut le cas avec la conférence nationale au Bénin. Mon rêve était et demeure de « voler le feu », de « battre la campagne pour chasser les mythes ». Or, nous n’avons jamais été autant sujets au divertissement cynique, à la fanfaronnade, à l’arnaque, à la muflerie et à la gabegie depuis que l’incompétence est célébrée comme preuve d’intelligence et la vieillerie comme facteur de progrès. Nous avions dénoncé, en son temps et par anticipation, cette embrouille généralisée et globalisée dans laquelle, méticuleusement, les priorités furent renversées et la jeunesse prise en otage. Nous ne pouvions donc pas nous sentir dans le même combat que ceux qui, par aveuglement de perspectives, établissent des quotas de valeurs en relation avec le degré d’enflure de leur propre nombril.
Alors que la conférence nationale a savamment omis la question du développement et de la culture pour se concentrer sur celle de la succession au pouvoir en évacuant la démocratie pour mieux l’exhiber, des Etats généraux furent ensuite improvisés avec un mimétisme légendaire et une logique extrahumaine. Si le ridicule tuait au Bénin, c’est à un cataclysme que nous aurions assisté lorsque, servis par leur propre tare, les pourfendeurs de cette logique à double arithmétique se sont vu subtiliser le pouvoir par le biais des mécanismes de confiscation et d’exclusion qu’ils ont établis eux-mêmes avec arrogance et avec le soutien d’une certaine communauté internationale. Mais laissons cela.
Les Etats Généraux de la Culture, même s’ils n’ont concerné qu’une classe de la société béninoise, minoritaire, ont, dans la mesure des moyens dont ils pouvaient disposer, pris certaines mesures qui auraient pu être largement partagées et efficaces dans un contexte autre que celui de la mystification globale. D’autant plus que le régime qui était au ban des accusés avait créé une dynamique, notamment dans le domaine des arts, qui a favorisé, en son temps, l’émergence de certains talents.
Pour notre part, nous étions quelques rares minoritaires à critiquer les actions de ce régime au moment où il était en place, non pas que nous en contestions la nécessité, mais que nous en déplorions la faible portée dans certains cas, le caractère partiel, partial ou parcellaire dans d’autres. C’est autant dire que les initiatives gouvernementales, notamment celles en faveur des arts plastiques, avaient besoin d’être renforcées ou réorientées plutôt que d’être envoyées provisoirement aux oubliettes. Les initiatives personnelles observées çà et là et de manière sporadique, n’étaient pas en mesure de rendre compte de l’effectivité de l’expression et de l’activité artistique contemporaine. Les hôtels, les banques, et accessoirement le centre culturel français, où avaient lieu certaines expositions, étaient des lieux de passage de certains types d’œuvre et on ne pouvait exiger d’eux aucune stratégie de promotion, aucune politique nationale. Lorsque la galerie de Magou et celle de Koffi Gaou ont fermé leur porte, seuls Encadrement Design et la galerie Hamadani, petits et très spécialisés, ont été les lieux d’exhibition artistique.
Du besoin d’une exposition «Epars»
Au début des années 1990 donc, et avec la bénédiction des gouvernants qui brillaient par leur indifférence si ce n’est leur désintérêt, les arts plastiques au Bénin manquaient de visibilité. Répertorier les artistes, savoir les genres pratiqués et qui les pratique, déceler le discours général de l’expression artistique étaient devenus un must pour La Médiathèque des Diasporas naissante. C’est dans ce contexte et avec le soutien de l’Association des Artistes Plasticiens ainsi que celui de certains artistes majeurs particuliers tels que Magou et Romuald Hazoumè, qu’a été créée, en décembre 1993, l’exposition EPARS.
L’idée est de battre en brèche les querelles d’allégeance pour répondre, de manière froide et sans parti pris aux questions essentielles suivantes :
- Quel discours profère l’art dans une période donnée?
- Qui est artiste au Bénin et quelles techniques pratique-t-on ?
- Comment dans un contexte général d’indigence mentale et matérielle le public peut être intéressé par l’Art et quel public vise-t-on ?
Le principe de cette exposition est simple. D’abord, il n’y a aucune sélection. Est artiste tout individu qui déclare l’être et qui peut le justifier par une œuvre, quelle qu’elle soit. Seul le public est censeur. Je considère que l’acte d’expression est suffisamment grave pour qu’on se permette de s’y hasarder si l’on n’a rien à dire. Voilà pourquoi une grande communication a précédé le vernissage de cette exposition qui a eu lieu en février 1994, en direction des artistes de tout le pays, du Nord au Sud. Chaque artiste avait une ou deux œuvres à proposer. Les œuvres étaient tout simplement accrochées pour une période de six mois au cours desquels diverses actions de médiation étaient entreprises de manière hebdomadaire en direction de diverses couches de la société. Les œuvres déposées peuvent être vendues par l’artiste et remplacées dans la même période.
Au vu des défis à relever, le simple fait que cette exposition ait eu lieu était déjà un succès en soi. D’autant plus qu’en dehors de l’Association des Artistes plasticiens qui n’a ménagé aucun effort manuel, aucune aide financière ou matérielle ne nous avait été accordée. Pourtant, le succès ne s’est pas arrêté à ce niveau. Toute la population du bas-quartier d’Akossombo, presque l’ensemble du corps diplomatique accrédité au Bénin, la télévision nationale et les autres journalistes, la totalité des artistes béninois toute disciplines confondues, les touristes, des professionnels de la médiation des pays voisins et d’autres pays du monde, des étudiants et élèves de tout le territoire… ont visité, pendant six mois cette exposition qui a débouché sur des opportunités pour plusieurs artistes. Seuls quelques rares hommes politiques ont pu profiter néanmoins de cette occasion, la plupart n’ayant pas été invités. Les rarissimes artistes qui se sont méfiés au départ, se sont manifestés par la suite et ont tenu plus tard leur promesse de participation.
L’objectif était donc pleinement rempli et les questions de départ ont trouvé des réponses appropriées. C’est alors que la décision a été définitive de faire d’EPARS un événement quinquennal avec les mêmes questions.
De l’opportunité d’une nouvelle exposition «Epars».
Dès 1998, après la restauration de la Place des Martyrs et sur instruction du chef de l’Etat qui avait alors estimé que cette restauration à fonds propres ne servirait à rien sans activité permanente, La Médiathèque des Diasporas s’installe à ce lieu chargé d’histoire. Deux autres expositions EPARS furent organisées, encadrant les autres activités : jeudis bleus, cercle de minuit, forum des Diasporas, documentation, lettre de réseau, appui aux journalistes culturels, sites Internet, expositions thématiques, expositions personnelles, atelier de théâtre, appui aux musiciens.
L’impact de ces initiatives de médiation sur l’activité artistique au Bénin est évident dans bien des domaines. On remarquera par exemple la floraison d’autres espaces de médiation. Même si certains d’entre eux ont été suscités de l’extérieur dans un souci de désorganisation, chacun de ces espaces, lorsqu’il y a une philosophie derrière, contribue de façon certaine à l’expansion de l’idéal initial de La Médiathèque des Diasporas. D’autant plus qu’aujourd’hui la plupart peuvent avoir un financement pour leurs activités. On remarquera aussi, pour ne citer que cet exemple, l’influence de Ludovic Fadaïro sur la jeune peinture béninoise, depuis son exposition à La Médiathèque des Diasporas.
Il convient ici de mentionner un fait majeur. L’armée béninoise a pris l’initiative de créer un musée des armées et La Médiathèque des Diasporas qui en est heureuse a décidé de l’y accompagner. En préfiguration à cette initiative qui devrait, si la pratique reste conforme à l’esprit du mémoire projet, déclencher un grand mouvement d’intérêt, l’aile Est de La Place des Martyrs accueille désormais des expositions thématiques organisées directement par les militaires.
La question qui se pose dès lors est de savoir si La Médiathèque des Diasporas n’a pas déjà rempli sa mission. Si, dès lors que beaucoup d’acteurs béninois ont compris l’intérêt et les possibilités de la médiation artistique et culturelle, qu’il y a maintenant des galeries et des réseaux, La Médiathèque des Diasporas, ne devrait pas se concentrer uniquement à sa mission de documentation, en attendant que là encore des intérêts soient suscités, des activités réalisées.
Il semble que non. L’édition 2012 de l’exposition EPARS que Jules Koukpodé a tenu à organiser en est la preuve. Nous avons toujours besoin, à un instant T, d’observer la diversité des pratiques pour en faire une lecture générale afin de tracer des perspectives. Et, cette fois-ci, le plus est que La Médiathèque des Diasporas déconcentre ses activités. Elle souhaite que cette lecture soit le fait de toute la population béninoise et on ne peut que l’en féliciter.
De la création artistique actuelle au Bénin
Cela réglé, il reste toujours à savoir l’intérêt pour la population du discours de l’art. Je ne dis pas le discours sur l’art. Je dis le discours de l’art. Qu’est-ce que l’Art dit ? Ce qu’il suggère a-t-il un impact sur la vie des gens ? Tient-il compte seulement de cette vie ? A qui parle l’art et parle-t-il seulement ? Comment peut-on, en rassemblant des œuvres réalisées chacune dans son coin, déceler un discours général ?
Ces questions ne me semblent pas anodines dans la configuration actuelle. De même que « Epars 94 » a reflété des formes et des couleurs remplies d’espérance, de désir de séduction et de certitudes inquiétantes, de même, l’émulation qu’elle a générée chez les plus jeunes a conduit au mélange d’hésitations et de certitudes, empreint de snobisme m’as-tu-vu et de mimétisme qui a pourtant débouché sur quelques révélations. Les prédateurs d’Art et autres maquereaux n’ont manqué aucun des deux rendez-vous. Ils se sont précipités pour conduire dans leurs maisons closes outre-mer, les esprits naïfs afin de les déshumaniser pour mieux les sucer.
Les exceptions dont on continue d’entendre parler à l’occasion représentent le reflet de leur propre loque et jouent à fond la carte des dossiers de financement, conscientes elles-mêmes de leurs limites : elles voulaient parler à leur peuple hier et y étaient presque arrivées mais aujourd’hui, elles ne savent plus parler à personne car dans la vérité, elles n’avaient rien à dire. Il faut du courage et de la dignité pour résister à toute cette prostitution institutionnalisée, qualités que seule une petite dizaine d’artistes béninois veut bien conserver même si « ça ne se mange pas ». Le travail du galeriste, c’est de miser sur cette petite dizaine en entreprenant une démarche d’écoute et d’échanges qui peuvent déboucher ou ne pas déboucher sur de grands parcours en fonction de la cible où le créateur destine sa vérité.
Si Epars 2012 permet de constater l’accentuation du mimétisme mais la quasi-disparition du snobisme, elle révèle aussi une société d’incertitude et de bâclage dans laquelle les uns veulent s’approprier le travail des autres sans y mettre ni les moyens, ni la manière. Cette exposition, même si on peut y déplorer une faible participation d’artistes majeurs, est le reflet de la société béninoise actuelle. Une société désorientée, désemparée, où le travail, le travail bien fait, est considéré comme une tare et où il est interdit de penser par soi-même, d’exister par soi-même, de parler par soi-même.
L’art ne sait pas mentir. Il ne le peut pas. La vérité de l’Art est universelle et atemporelle. Elle ne dépend ni de l’artiste ni des flatteurs qui le côtoient. Elle s’impose par le dévoilement de la réalité qu’elle représente si bien que l’attitude la plus saine qui puisse dédouaner l’artiste une fois cette vérité révélée est celle de la sincérité. Et la sincérité, c’est de dire ce que l’on a à dire avec sa manière à soi, ses mots à soi, son tempérament à soi, sans respect humain.
Je veux dire en définitive que je trouve bien qu’Epars se poursuive, que je trouve bien que la vérité qu’elle porte soit renvoyée aux yeux de la population qui l’a générée, mais que je ne trouve pas bien les tendances et penchants de la société actuelle qu’elle révèle et reflète..
Camille Amouro
(Ex-directeur de La Médiathèque des Diasporas)