La triple mort de l’artiste-musicien

Ne dites plus que les artistes ne meurent jamais. Du moins, au Bénin, s'agissant de nos artistes-musiciens, non seulement ils meurent, mais ils bénéficient du triste privilège de mourir trois fois. Zouley Sangaré qui vient de nous quitter le 16 février dernier ainsi que tous les autres que nous pleurons n'ont pu s'éviter les coups dévastateurs de trois anges exterminateurs.

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C'est vrai, l'univers de la musique s'ordonne comme un espace vivant, rythmé, coloré. Tout y est son et lumière. Tout y est mélodie et mélopée, rêve sans trêve. L'artiste-musicien, après qu'il eut remué toutes ses ressources créatrices, nous remue au plus profond de nous-mêmes, sous une pluie battante d'émotions et de sentiments divers. La musique ne touche pas seulement notre corps. La musique a aussi la vertu d'atteindre les profondeurs insoupçonnées de notre âme.

L'artiste-musicien, habillé de lumière, seul et unique maître sur scène, s'établit dans le rôle d'un chef de culte, s'installe dans les fonctions d'un officiant suprême. Mais qu'on ne s'y fie point : les apparences sont trompeuses. L'artiste-musicien se démènera pour nous rendre heureux. Mais personne ne s'interrogera pour savoir s'il est heureux lui-même. L'artiste-musicien jouera de toutes ses qualités de créateur pour nous combler de joie. Mais personne ne s'apercevra, dans le même temps, que son cœur saigne. Et quand arrivera la fin du spectacle, à l'heure où chacun, repu de rythmes, rentrera chez soi, l'artiste-musicien retrouvera la solitude d'une scène vide. L'homme de spectacle se muera alors en un spectateur désabusé, le spectateur de sa propre existence. Une existence faite de rendez-vous manqués, d'échecs consommés, de chances brisées, d'opportunités différées.

La première mort de l'artiste-musicien béninois, c'est l'ignorance. Cela confine à un illettrisme musical effrayant, à un analphabétisme artistique effarant. L'immense majorité de nos artistes-musiciens se tiennent loin du bois sacré de la musique, loin de l'école où l'on apprend à lire et à écrire ce langage universel qu'est la musique. C'est un gâchis innommable. Il anémie un parcours professionnel. Il atrophie une carrière artistique. Il rétrécit l'angle de vision d'un créateur, d'un homme de métier. Le "Aziza", c'est-à-dire l'inspiration, souvent invoqué comme un cache-misère pour masquer cette grave lacune ne saurait suffire. L'inspiration ne peut conduire à faire l'économie de l'apprentissage du langage de base de la musique. L'inspiration ne s'épanouit pleinement que sur le terreau d'un savoir et d'un savoir-faire maîtrisés.

S'il en avait été toujours ainsi, le premier amuseur public venu, guitare en bandoulière, pantalon en lambeaux, boucles aux oreilles, ne se serait pas levé de la foule anonyme pour usurper le titre de musicien et s'improviser tel. S'il en avait été toujours ainsi, le territoire de l'artiste-musicien aurait été plus clairement marqué et la considération sociale due au créateur et à l'homme du métier aurait été plus nettement affirmée.

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La seconde mort de l'artiste-musicien béninois, c'est la piraterie. Ils n'ont pas tort, ceux   qui, parlant du phénomène, le compare au sida. Car nous sommes bien en présence d'une pandémie redoutable. Comme on le sait, elle conduit ses victimes droit et sans pitié à la tombe. La piraterie est un crime contre l'art. La piraterie est un crime contre l'artiste. Ce dernier est dépouillé d'un bien précieux, unique en son genre, le fruit de ce qu'il a de plus précieux, cette étincelle créatrice par laquelle Dieu se manifeste en lui : l'esprit. Pirater les œuvres d'un artiste, revient à voler plus qu'un support matériel, genre CD, casettes et autres. Pirater les œuvres d'un artiste revient à voler Dieu! C'est plus qu'une faute. C'est un sacrilège. A comprendre comme un attentat contre ce qui est sacré. A regarder comme une tentative criminelle contre ce qui est tenu ou doit être tenu pour particulièrement respectable. La piraterie est ainsi devenue un sujet d'angoisse permanente pour nos artistes. Elle les vide de toute substance vitale. Avant de les crucifier socialement comme de simples clochards. 

La troisième et dernière mort de l'artiste-musicien béninois, c'est la misère. Une activité professionnelle à la périphérie de l'informel. Des gains dérisoires qui condamnent à une mendicité qui ne dit pas son nom. L'absence de couverture sociale ou d'assurance-vie. La gestion hasardeuse d'une carrière qui n'en est vraiment pas une.  La débrouille au quotidien, sinon l'errance par les chemins embrouillés de la misère. L'artiste-musicien béninois se consume ainsi comme du bois mort. Comme s'il était condamné à n'être rien, à n'avoir rien, à ne rien laisser à sa suite. Voilà le crime contre lequel nous devons nous lever pour que vive debout et à jamais l'artiste-musicien béninois.

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