Cette révision de la constitution-là est une entreprise à haut risque…

Le lecteur de la parution du 21 juin 2013 du quotidien La Nouvelle Tribune se souvient certainement de l’interview du Professeur Ibrahim Salami. Ses réponses aux questions du journaliste ont beau être claires et simples.

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 Il a beau relever, à juste titre, que toute révision de la Constitution ne conduit pas forcément à un changement de République ; son opinion ne fait pas moins fi d’une interrogation cruciale : qu’est-ce qu’un changement de République? (lire l'article: «Tout changement de système constitutionnel ne conduit pas forcément à un changement de République» dixit Professeur Ibrahim Salami)

La question est d’autant plus légitime qu’aux dires du Professeur Salami, « même à la sortie de la Conférence Nationale, on n’a pas changé de République en tant que tel. C’est-à-dire que, on est resté la République du Bénin. On a changé le système constitutionnel. Mais, tout changement de système constitutionnel ne conduit pas forcément à un changement de République ». Sans nullement vouloir adopter une posture irrévérencieuse, je suis tenté de dire : « Quand même, M. le Professeur ! Ce qui s’était passé du 19 au 28 février 1990 au Bénin, n’est-ce pas ce que vous les éminents constitutionnalistes appelez révolution[1] à moins que l’on n’entende, à tort, par révolution qu’un mouvement violent qui réussit à imposer sa loi et dont le propre est d’avoir une portée déconstituante[2] à l’égard de la Constitution jusqu’alors en vigueur ? De sorte que, de mars au 11 décembre  1990, la vie publique au Bénin a été régie par un droit constitutionnel transitoire[3] issu du consensus national autour des décisions de la souveraine Conférence des forces vives de la Nation »[4]. Les arguments développés à la suite de la citation ci-dessus du Professeur Salami, et dont j’épargne le lecteur, mélangent parfois la pérennité de l’option en faveur de la République et la notion de changement de République.

J’aurais tellement aimé que le Professeur Salami, dont j’ai tout lieu de présumer la bonne foi, nous définisse d’abord cette notion, qu’il s’assure ensuite que la révision projetée ne cadre pas avec cette définition avant que l’on ne poursuive le débat sur le terrain de l’hypothèse qu’il formule. Il ne me semble pas qu’il existe une définition[5] du changement de République[6] que le Professeur Salami subordonne au changement de Constitution. Même sur cette dernière notion — celle de changement de Constitution —, la doctrine ne semble donner que des indications qui se situent, pour l’essentiel, dans la veine de la distinction entre l’acte constituant qui peut opérer un changement de Constitution et l’acte de révision qui ne le peut[7]. Or, si derrière cette distinction se cache l’idée d’un critère formel, celui de l’acte juridique en cause, il demeure que, d’un point de vue matériel, la notion de changement de Constitution paraît largement appréciative[8] ; ce qui implique qu’en la matière, l’interprète dispose d’une marge d’action significative.

J’avoue mon incompétence sur le sujet. Tant et si bien que les lecteurs voudront bien me pardonner de ne pouvoir que leur faire entendre un son de cloche différent qui tient en une phrase délibérément circulaire et tautologique dont je ne vais pas tarder à m’expliquer : le changement de République est une situation d’action sur la Constitution (révision ou, plus radicalement, changement) que l’organe habilité à donner de la Constitution l’interprétation la plus autorisée déclare être un changement de République. La thèse qui procède de cette assertion est celle selon laquelle rien n’empêcherait la Cour constitutionnelle du Bénin d’interpréter la révision de la Constitution — si elle venait à être opérée — comme donnant naissance à une nouvelle République. La conséquence en sera, entre autres, la remise des compteurs à zéro quant à la limitation du nombre de mandats présidentiels successifs à deux ainsi que le prévoit l’article 42 de la Constitution auquel, promet-on, il ne sera pas touché. Au bout du compte, par le truchement de l’interprétation de ladite révision comme donnant lieu à une nouvelle République, il sera toujours possible de barrer la voie à l’alternance démocratique[9] que cet article 42 a pour ratio legis de garantir. Ces temps de contournement de la force contraignante des dispositions relatives à l’alternance démocratique qui courent en Afrique[10] nous dissuadent de donner, en acceptant cette révision de la Constitution du 11 décembre 1990, l’occasion au pouvoir en place de parvenir justement à ce contournement.

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Cette autre thèse, dont je fais état, relève de la théorie réaliste de l’interprétation[11], inspirée d’Alf Ross[12], lui-même redevable au prélat anglican Benjamin Hoadley[13]. Les figures de proue en sont notamment les Italiens Giovanni Tarello[14] et Riccardo Guastini et les Français Michel Troper[15], Éric Millard[16] et Pierre Brunet[17]. Elle veut qu’avant l’interprétation, entendue comme l’opération de production de sens, l’on ait affaire qu’à des énoncés normatifs (textes d’une loi, d’une Constitution, d’une convention collective, etc.) et que seule l’interprétation engendre la norme. Cette thèse, il est vrai contestable[18], se défend. Car, si, dans l’interprétation, « il y a tout à la fois connaissance et volonté (…), connaissance de l’ensemble des solutions juridiquement possibles, volonté de promouvoir l’une d’entre elles »[19], il demeure qu’en dernière analyse, c’est à la volonté de l’interprète qu’une interprétation doit la faveur qu’elle peut avoir dans telle ou telle situation. Cette volonté a d’autant plus de facilité à se déployer que les énoncés normatifs sont généralement caractérisés par une polysémie inhérente au langage humain. Autrement dit, le caractère ouvert de leur texture les rend susceptibles de recevoir bien des interprétations assurément défendables. Il en est ainsi quand bien même ces interprétations seraient totalement incompatibles les unes avec les autres. Dans cet ordre d’idées, le topos de la[20] bonne interprétation s’apparente à un mythe.

J’ai une idée de l’une des objections que ce point de vue pourrait susciter. L’interprète serait-il si omnipotent ? Pourquoi alors le Président Kérékou n’avait-il pas entrepris ne serait-ce qu’une petite révision de la Constitution, pour obtenir de la Cour constitutionnelle la déclaration d’un changement de République et, par voie de conséquence, la possibilité d’être à nouveau candidat à sa propre succession ? À ces deux questions, qui se ramènent à la remise en cause de la théorie réaliste de l’interprétation, il y a une réponse qui réside dans la théorie des contraintes juridiques, lesquelles contraintes sont définies comme étant des considérations conduisant « un acteur du droit (…) à adopter telle ou telle solution ou tel comportement plutôt qu’une ou un autre, en raison de la configuration du système juridique qu’il met en place ou dans lequel il opère »[21].  En effet, sans s’attarder sur le fait qu’à aucun moment M. Kérékou n’a officiellement introduit au Parlement aucun projet de révision de la Constitution du 11 décembre 1990, nous devons admettre que pour se maintenir au pouvoir à la faveur de la naissance d’une nouvelle République, il lui fallait également sauter le verrou constitué par la condition d’âge maximal pour l’éligibilité de l’article 44 de la Constitution béninoise. C’est une contrainte qu’il n’avait aucun autre moyen de contourner et contre laquelle le juge constitutionnel ne pouvait et ne peut rien. Que peut-on en effet contre le fait qu’officiellement une personne née en 1933 a plus de 70 ans lors des élections présidentielles de 2006 ? Absolument rien ! Veuillez essayer de faire le compte de 1933 à 2006 ; vous aurez inéluctablement 73 ! C’est dire que, pour redoutable que soit l’interprétation, elle ne peut changer les valeurs arithmétiques. Celles-ci sont absolument immuables ! Mais mis à part ce genre limite, il faut craindre que grâce à l’interprétation, cette révision-là, dont d’aucuns s’efforcent de toutes leurs forces à nier la dangerosité, ne se révèle être une souris qui accouche d’une montagne, et non l’inverse !

Par ailleurs, si tant est que la révision querellée s’avère vitale, je suggère humblement qu’il n’y soit procédé qu’à condition de s’assurer que dans le nouveau texte figure un article — probablement une disposition finale — aux termes duquel, en aucun cas, rien dans ladite révision ne doit être interprété comme ayant généré un changement de Constitution, encore moins un changement de République susceptible de remettre en cause la limitation à deux du nombre de mandats présidentiels successifs. Je voudrais espérer que cette suggestion réussisse à persuader ceux qui en doutent encore de l’ouverture au progrès des milliers de Béninois engagés dans la lutte contre une révision de la Constitution du 11 décembre 1990 qu’ils ont le droit de suspecter d’opportunisme. Compte tenu de cette suspicion, que je juge légitime dans la mesure où il n’y a aucune urgence à faire de la révision de notre Constitution une priorité parmi les réformes devant mobiliser nos principales institutions, l’on ne peut valablement accuser ces citoyens-là d’être des adeptes de l’immobilisme. Ils ne sont que de simples défenseurs de notre  démocratie ; du moins de ce qui reste de celle-ci…Ce sont des citoyens dont l’extrême prudence n’est qu’à la hauteur de la profonde incertitude qui plane sur l’issue du projet introduit au Parlement[22]. La survenance éventuelle du risque que redoutent ces citoyens n’est pas pour aujourd’hui. Sans doute, craignent-ils qu’en 2016, on leur reproche, dans le cadre d’un procès constitutionnel, de se plaindre de leur propre turpitude qui aurait consisté à avoir laissé s’opérer une révision de la Constitution qu’ils savent susceptible d’être interprétée comme emportant un changement de République.

Quoi qu’il en soit, des affaires CEN-SAD, Machines agricoles, ICC Services à la très controversée LEPI génératrice du tristement célèbre K.O du 13 mars 2011, tout dans les principaux faits d’arme du pouvoir actuel porte à croire qu’il se peut bien qu’il détourne une révision de la Constitution aussi rassurante en apparence à des fins non démocratiques. Certes, à en juger par deux de ses décisions récentes[23] qui doivent en toute honnêteté lui valoir nos félicitations, la Cour constitutionnelle semble nous fournir la preuve d’une justice indépendante. Mais, doit-on pour autant baisser la garde citoyenne ? Je ne nous conseille pas de répondre par l’affirmative… 

[1] Voir F. Poirat, « Révolution », in D. Alland & S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, spéc. pp. 1362-1363).

[2] Sur le pouvoir déconstituant, voir O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994, pp. 223-227.

[3] Sur cette notion, voir E. Cartier, « Les petites constitutions : Contribution à l’analyse du droit constitutionnel transitoire », RFDC, 2007, pp. 513-534 et M. Zaki, « Petites constitutions et droit transitoire en Afrique », RDP, 2012, pp. 1667-1697.

[4] L’ensemble de cette réaction peut s’appuyer sur M. Kamto, « Les Conférences nationales souveraines  africaines ou la création révolutionnaires des constitutions », in D. Darbon et J. Du Bois De Gaudusson (dir.), La création du droit en Afrique, Paris, Karthala, 1997, spéc. pp. 182-188.

[5] Qu’il me soit permis de rappeler, à toutes fins utiles, que « [d]éfinir, c’est – l’étymologie le dit – délimiter, c’est-à-dire séparer ; c’est situer et opposer pour individualiser » (Ch. Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Arch. phil. Droit, 1966, p. 30).

[6] C’est en vain que l’on recherchera  une définition du changement de République dans l’interview accordée à un journaliste par le Professeur Bertrand Mathieu et reproduite par La Nouvelle Tribune dans sa parution du 5 juillet 2013.

[7] Voir O. Beaud, op. cit., pp. 313 et s.

[8] Voir, mutatis mutandis, O. Pfersmann, « De l’impossibilité du changement de sens de la Constitution », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, spéc. p. 363 et J.-F. Aubert, « La révision totale des Constitutions. Une invention française, des applications suisses », ibid., p. 456.

[9] Selon une définition qui s’autorise du Professeur Ibrahim Fall, l’alternance démocratique « est la faculté juridiquement organisée pour les partis politiques ayant des projets de société différents de se succéder au pouvoir par le jeu des règles démocratiques de dévolution et d’exercice du pouvoir fondé sur la souveraineté du peuple » (I. Fall, Sous-développement et démocratie multipartiste. L’expérience sénégalaise, Dakar/Abidjan, NEA, 1977, p. 70). 

[10] Voir F. J. Aïvo, « La crise de la normativité de la Constitution en Afrique », RDP, 2012, spéc. pp. 149 et s.

[11] Pour une présentation de cette théorie ainsi que de la théorie cognitiviste (celle selon laquelle l’interprétation est une affaire de connaissance et non de volonté et qui repose sur le postulat de l’existence d’un sens à découvrir au moyen des méthodes d’interprétation) qui lui est opposée, voir le réaliste R. Guastini, « L’interprétation de la constitution », in M. Troper & D. Chagnollaud (dir.), Traité international de droit constitutionnel, Tome I, Paris, Dalloz, 2012, pp. 471-472.

[12] Sur cet auteur, voir É. Millard, « Ross Alf Niels Christian », in O. Cayla & J.-L. Halpérin (dir.), Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Paris, Dalloz, 2008, pp. 488-495.

[13] Selon cet auteur des XVIIe et XVIIIe siècles, « [w]hoever hath an absolute authority to interpret any written or spoken laws, it is he who is truly Law-giver to all intents and purposes, and not the person who first wrote or spoke them » (Cité par H. Kelsen, General Theory of Law and State, New York, Russell and Russell, 2009, p. 153).  

[14] G. Tarello, Storia della cultura giuridica moderna. I. Assolutismo e codificazione del diritto, Bologna, il Mulino, 1976, pp. 67 et s.

[15] Voir notamment M. Troper, La théorie du droit, le droit et l’État, Paris, PUF, 2001, pp. 69-84.

[16] Voir É. Millard, « Quelques remarques sur la signification politique de la théorie réaliste de l’interprétation », in L’architecture du droit. Mélanges en l’honneur de Michel Troper, Paris, Economica, 2006, pp. 725-734.

[17] P. Brunet, « Aspects théoriques et philosophiques de l’interprétation normative », RGDIP, 2011, pp. 314 et s.

[18] Voir, par exemple, O. Pfersmann, « Contre le néo-réalisme juridique. Pour une débat sur l’interprétation », RFDC, 2002, pp. 789-836.

[19] S. Sur, L’interprétation en droit international public, Paris, LGDJ, 1974, p. 99.

[20] J’insiste sur le déterminant.

[21] M. Troper, V. Champeil-Desplats & Ch. Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Bruxelles/Paris, Bruylant/LGDJ, 2005, p. 12.

[22] En violation d’ailleurs de la procédure de l’article 105 de la Constitution, ainsi que l’ont déjà relevé certains juristes parmi lesquels le vénérable Maurice Glèlè-Ahanhanzo. Du reste, ne serait-il pas permis de douter de la disposition d’un pouvoir à respecter une Constitution qu’il viole déjà sur la voie tracée pour la révision ?

[23] Le lecteur aura reconnu une allusion aux décisions DCC 13-060 du 24 juin 2013 et DCC 13-071 du 11 juillet 2013. 

 

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