D’aucuns voudraient que je me taise. Ils sont les seuls à vraiment savoir pourquoi. Dans un pays où chacun doit apporter son modeste grain d’ensemencement, le prêtre que je suis sentirait comme une trahison de devoir se replier à la sacristie comme dans un repaire protecteur.
Convaincu que mon tabernacle est dans mon cœur, et que la vérité que l’on reçoit comme don de Dieu rend libre, j’éprouve comme un besoin irrésistible, de partager avec tous mes frères l’écho de mes convictions fortes autant que la fragilité de mes intuitions pour un vivre-ensemble moins aléatoire dans la « maison commune » du Bénin. Si celui qui s’exprime peut avoir le courage de son dire, ceux qui l’écoutent, ne le rejoignent pas forcément, car les intérêts peuvent être profondément divergents. Il n’est pas question de m’attarder ici sur les causes possibles de cette divergence. Pour ce qui me concerne, personne ne peut m’empêcher de vivre le « ressenti » de mon expérience douloureuse de neuf ans et demi de prison et d’une condamnation à mort sous la révolution béninoise, car la mémoire est la santé du monde. Mais je me sens le devoir de crier bien haut que je ne nourris aucun ressentiment, c’est-à-dire, aucun souvenir d’une injustice avec le désir de s’en venger. S’il n’en était pas ainsi, comment pourrais-je apporter ma petite pierre à l’édification d’un Etat où « nul ne sera de trop ». Souffrez donc que je parle. Notre pays s’expose au risque d’un affrontement s’il n’accepte de remettre en cause sereinement certaines tendances politiques.
I- De l’ethnicité légitime
Nul ne choisit le lieu, ni la famille où il va naître. De plus, on est heureux de pouvoir parler avec les siens ce que nous appelons notre langue maternelle. On n’est pas non plus malheureux de connaître les langues des autres et de pouvoir échanger amicalement avec eux. C’est peu dire que d’ajouter que cela fait plaisir. Il me paraît tout à fait normal qu’un homme politique cherche une certaine proximité avec ceux qu’il considère comme son électorat, et qu’il s’impose de l’aider à progresser. Nous constatons objectivement que tous nos acteurs politiques sont d’abord des « locaux » ou des « tribalistes » avant de s’afficher comme « nationalistes » à la faveur de leur fortune politique. Il est alors normal qu’un leader politique cherche à construire écoles et lieux de santé chez lui, si cela ne se fait pas anarchiquement, en ne tenant aucun compte du quadrillage scolaire et des vrais besoins. C’est un minimum que les gens attendent de lui. Mais il ne rendra pas grand service à la nation s’il n’a d’oreilles et d’yeux que pour les gens de son village et de son coin, s’il travaille à promouvoir les paresseux, à les flatter, à leur faire croire que ce sont les autres qui les empêchent d’évoluer. Cette dérive nuit à l’ethnicité légitime et au bien de la nation. C’est pourquoi elle me pousse à stigmatiser le régionalisme et à nous mettre en garde contre l’évolution dangereuse des relations Nord-Sud dans notre pays.
II- Le régionalisme dangereux
Je tiens à dire que je n’ai rien d’un chasseur pour lever un lièvre qui serait caché dans sa tanière. J’ose me considérer comme un observateur et un analyste qui voit venir un danger, les nuages s’accumuler et qui sent le besoin de prévenir. Car, dans le domaine des crises sociales et des violences qui en découlent, il n’y a pas de génération spontanée. Qu’ai-je pu donc observer ?
1- Les frères du Nord continuent à cultiver un sentiment indu de frustrations d’un droit à un bien commun pour lequel ils souhaitent une plus grande part en fonction d’un certain retard qui serait dû aux autres, c’est-à-dire les gens du Sud.Certains acteurs politiques du Nord exploitent aux fins d’un clientélisme rampant et d’un appétit à peine voilé d’enrichissement une soi-disant satisfaction légitime de cette frustration. De ce fait, on assure des succès à des gens qui n’auraient même pas passé d’examen, et des réussites à certains qui l’auraient passé et auraient échoué ; des promotions à d’autres qui ne le méritent pas ou à d’autres encore qui sont vraiment incompétents. Pour preuve se référer à la lettre ouverte de Célestine Zanou concernant le concours de recrutement d’Agents Permanents de l’Etat au profit du Ministère de l’Economie et des Finances (MEF) des 25 juillet et 28 Août 2012. Elle affirmait en effet que « grâce au fameux communiqué et à la plainte de dame IdjouolaAgbèkèYémangnissè Lydie, le monde entier est au courant (…) du favoritisme et de la discrimination qui ont entaché ce concours depuis sa préparation jusqu’à la proclamation des pseudos résultats(…). Les admis à ce concours sont nombreux à être de la lignée des organisateurs du concours comme l’attestent les différents tableaux publiés par la FESYNTRA-FINANCES sans le moindre démenti » . Il faut dire que le scandale dudit concours n’est que l’arbre qui cache la forêt. Pour des raisons dites d’équilibre régional, on parle de quota. Dans ce cas, il existe des faits divers, qu’on ne peut compter ici, qui n’honorent ni nos frères du Nord, ni l’ensemble de la nation à cause de la quête d’excellence à laquelle nous aspirons pour un développement à produire par tous et pour tous.
2- Le danger qu’implique cette situation et qui prend subrepticement de l’ampleur est que cette manière de se comporter est en train d’entretenir une révolte sourde dans le Sud. Bien des gens qui évoquaient discrètement ce problème autrefois en font aujourd’hui un objet de discussion ouverte dans les salons et dans certains lieux publics, et même dans les rues. Il faudra désormais, pour le moins, sortir la question des conversations privées chuchotées pour en faire des débats publiquement assumés de façon responsable.Certains écoutent les nominations des Conseils de ministres pour lister la consonance des patronymes qui reçoivent des promotions. Les mécontentements se font de plus en plus grands et profonds. Les gens n’hésitent plus à dire que pour avoir du travail, il faut savoir parler telles langues ou tout simplement être de telles régions. Il faut pourtant reconnaître que la manière dont la formation politique l’Union fait la Nation (UN) s’était organisée, avait donné l’impression d’exclure systématiquement les frères du Nord de leurs rangs. En effet, ils avaient artificiellement programmé la succession des futurs présidents du Bénin, par un jeu de cooptation insensé, comme si le pays était la propriété de quelques individus. Les leaders politiques du Nord en ont pris prétexte, non sans habilité politique, pour accentuer le clivage Nord-Sud à leur fin.
3-Bon nombre de nos concitoyens observent que pour jouir de l’impunité après des forfaitures graves, il vaut mieux être du Nord qu’avoir le malheur de se lancer dans une telle mésaventure en étant du Sud. D’ailleurs dans ce cas, les commissions confiées à des « spécialistes » de ce genre de chose n’aboutissent presque jamais ou seulement aux dépens des « mal nés ».
4- Certains jeunes du Nord vivent ces formes de promotion comme normales et en défendent irrationnellement la légitimité avec une agressivité qui les empêche d’entrevoir les dangers que cela implique. On ne les aide pas non plus à réfléchir sur ce qu’il conviendrait de faire pour que toutes les communautés nationales puissent progresser par le travail et le mérite. A une rencontre nationale, J’ai pu observer un jeune d’une institution catholique du Nord, revendiquer violemment le droit aux mentions d’excellencepour les résultats scolaires. En effet, les mentions dont faisait état un compte-rendu concernait en grande partie les établissements du Sud. Il aurait suffi, semblait-il dire, de donner les moyens aux élèves du Nord pour en arriver aussi là. C’est à croire qu’il y avait une conspiration pour empêcher qu’il en soit ainsi.Même à l’université (UAC), pendant certains cours on remarque devivesréactions sur fond de crispation à l’évocation du phénomène. C’est ainsi qu’un jour un étudiant du Nord a été vivement pris à parti par ses camarades du Sud pour avoir voulu justifier cette pratique de promotion non méritée. Ceux qui nourrissent ces jeunes d’une idéologie de facilité et d’un sentiment de frustration systématique exposent notre pays au danger d’une implosion et d’un affaissement général.
5- Les risques paraissent encore plus grands quand des leaders politiques développent subtilement une idéologie de provocation qui trouve des liens de sang qu’on n’eut jamais pensés et qu’on aurait du mal à trouver entre les Bariba, les Dendi, les Wama, les Ditamari, et même les Nago, et qui les habiliteraient au pouvoir à vie contre les Fon, les Adja, les Mina et les Gun dont les faiblesses politiques seraient liées à leur « culte du ventre », c’est-à-dire à leur facilité à se laisser acheter. Excusez du peu ! L’avenir d’une nation peut-il creuser des sillons dans le champ d’une telle vision des relations socio-politiques ? Le Chef de l’Etat a pu dire, dans son interview du 1er août 2012,qu’il ferait déferler sur le Sud les « siens ». Mais ces derniers ne seraient-ils pas des Béninois ? C’est le mêmeréflexe de dérive ethniciste qui l’a amené à affirmer ailleurs : « J’avais tellement honte (…)Parce que le Wassangari n’aime pas la honte ». Et à Célestine Zanou de se demander « quelle est l’ethnie du Bénin qui aime la honte ? » avant de conclure que « voilà l’aveu de régionalisme enfin assumé .»Dans un article où ildévoile la stratégie politique du Chef de l’Etat, Charles TOKO stigmatise sa tendance régionaliste en ces termes : « «Les miens» (…) débarqueront à Cotonou de manière qu’on croit que ce sont les sudistes qui marchent. »
Il faut reconnaître, à la vérité, que le Président de la République actuel exploite grossièrement et maladroitement une situation qu’il a héritée. Le Président Maga s’en est servi à sa manière tout en agitant le paravent de sa femme qui est de Ouidah. Et le Président Kérékou, avec la ruse qu’on lui connaît, a excellé dans le jeu régionaliste, et selon les aveux d’un de ses ministres, Sylvain AKINDES, il apparaît en définitive comme celui « qui a tout fait pour préparer la relève que nous subissons maintenant ».
III- Les conséquences négatives
Après ces constats qui sont loin d’être exhaustifs, je me permets de dire que ce sont les dangers potentiels de cette situation qui me poussent à m’autoriser l’analyse suivante :
1- Les populations du Nord ne sont ni plus ni moins intelligentes que celles du Sud. Leur promotion par le plus petit commun dénominateur n’honore pas leur dignité, même si certains promoteurs peu scrupuleux se flattent de leur avoir donné du travail. S’agit-il vraiment d’un travail ou d’une sinécure s’il est confié à quelqu’un qui n’y est pas préparé, et s’il ne se fait pas dans l’intérêt national ?
2- Les partenaires du Bénin affirment de plus en plus l’incompétence de la plupart de nos cadres et leur manque de professionnalisme par rapport à des pays voisins. Ce n’était pas notre point faible autrefois. Nous n’avions d’autres richesses à vendre que notre travail bien fait et la compétence reconnue de nos cadres. Alors que se créent de moins en moins d’emplois chez nous, cette disqualification aura le grand inconvénient de nous rendre peu compétitifs à l’extérieur. De plus, l’affaissement de notre administration nationale et des grandes structures de formation où se prépare l’habilitation d’une intelligence créative et inventive, nous mettra en retard. Quel malheur !
3- Lorsqu’après plus de cinquante ans d’indépendance, on en est encore à parler de quota pour assurer des promotions, il faut dire qu’il y a quelque chose d’anormal, surtout qu’il n’y a eu aucune pensée maligne des responsables politiques du Sud pour bloquer la formation qualitative des cadres du Nord ou pour empêcher l’évolution constante de cette partie du pays aussi importante que le Sud. Alors que c’est une nécessité que le Nord soit développé, il faut aussi que le Sud cesse d’offrir le spectacle d’un mirage trompeur. Il est clair que la culture de la paresse, de l’incompétence et du mensonge structuré au profit des intérêts calculés d’une minorité politique insatiable ne facilitera pas l’émergence du Bénin.
Que conclure devant cette montée dangereuse des périls entre un Nord aussi difficile à circonscrire qu’un Sud tout aussi composite ?
1- Il faut accepter de prendre en compte la réalité des dangers. Il faut alors tout faire pour prévenir leurs conséquences en les éliminant progressivement.
2- Le principe des quotas ne peut se perpétuer, parce qu’aux yeux de beaucoup il disqualifie une partie de nos cadres dont la promotion se serait faite sur des bases inégalitaires et d’incompétence.
3- Il est souhaitable d’appliquer strictement le principe de l’homme qu’il faut à la place qu’il faut, qu’il soit du Nord ou du Sud. Cela permettra d’avoir partout des cadres responsables, compétents, efficaces et sans complexe.
4- Respectons nos populations qui s’entremêlent en organisant un métissage discret par le mariage et le commerce. C’est par cela que s’édifie l’unité nationale et un avenir prometteur. La méfiance, voire la défiance que structurent certains acteurs politiques en fonction de leurs intérêts du moment, m’apparaissent comme un venin aux effets dangereux. Il faut éviter de fabriquer des liens de sang là où il n’y a que des liens d’intérêts passagers. Le fait de l’avoir pensé et dit peut éveiller de fausses consciences endormies.
5- Une ville comme Parakou, qui est aussi une plaque tournante, et d’autres villes du Nord auraient sans doute plus besoin de brassage humain et confiant que de sécrétion subtile d’idéologie sectariste. Soyons clair ! le régionalisme n’est pas une spécificité du Nord seulement. Et il est évident que bien des cadres du Nord n’approuvent pas cette tendance qui profite aussi à certains cadres du Sud qui girouettent autour du pouvoir. Cependant le régionalisme qui s’organisede façon irrationnelle sur les plans économique et politique, soi-disant pour favoriser le développement du Nord, est en train de créer des tensions dangereuses. Que l’on adhère ou non à nos constats, il faut en cerner les risques pour protéger un vivre-ensemble obligé. Car la situation peut devenir implosive. Mieux vaut prévenir que d’avoir du mal à guérir.
Père Alphonse QUENUM
Recteur Emérite de l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest (UCAO)
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