Si on en arrive à supprimer le droit de grève aux magistrats par une loi comme le désirent ardemment, le gouvernement et des députés affiliés, le Bénin aura piteusement régressé de son statut d’Etat de droit selon l’observatoire de la justice au Bénin qui par un communiqué, dénonce et démontre «une dénégation des principes fondamentaux de la démocratie».
Communique de l’observatoire de la justice au Bénin
Au sujet de la proposition de la loi portant modification de l’article 18 de la loi n° 2001-35 du 21 Février 2003 portant statut de la magistrature
A la suite des fréquentes cessations concertées et collectives de travail des magistrats décidées par l’Assemblée Générale de l’Union Nationale des Magistrats du Bénin (UNAMAB) relativement à certaines revendications d’ordre professionnel, un groupe de quarante-cinq (45) députés a estimé qu’il faut y remédier en interdisant aux magistrats le droit de se constituer en syndicat, d’exercer le droit de grève, d’exercer le droit d’exprimer des opinions politiques…
A cette fin, ils ont saisi l’Assemblée Nationale d’une proposition de loi dont le texte est ainsi libellé :
« Article 1er :
Les dispositions de l’article 18 de la loi N° 2003-35 du 21 février 2003 portant statut de la magistrature sont modifiées ainsi qu’il suit :
Article18 nouveau
Les fonctions judiciaires sont incompatibles avec tout mandat électoral ou politique. Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Les magistrats sont inéligibles aux assemblées politiques.
Les magistrats, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique. Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions.
Les magistrats ne peuvent se constituer en syndicat ni exercer le droit de grève. Il leur est interdit d’entreprendre tout action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions ou d’y participer.
Tout manquement par un magistrat aux dispositions du présent article est sanctionné par la mise à la retraite d’office.
Article 2 :La présente loi qui abroge toutes dispositions antérieures contraires, sera exécutée comme loi de l’Etat ».
A l’analyse, les interdictions envisagées par cette proposition de loi semblent constituer une dénégation des principes fondamentaux de la démocratie et des droits de l’homme auxquels notre peuple a réaffirmé son attachement dans le préambule de notre constitution du 11 décembre 1990.
L’Assemblée Nationale pour sa part va bientôt l’examiner sans l’avis juridique d’un autre organe de l’Etat, l’avis de la Cour Suprême n’étant obligatoire que pour l’examen des projets de loi.
L’Observatoire de la Justice au Bénin (OJB) dont la mission principale est de contribuer à un meilleur fonctionnement de la justice au Bénin a décidé d’éclairer le peuple béninois en rendant public son avis juridique sur les fondements légaux des droits concernés octroyés aux magistrats par l’article 18 du statut de la Magistrature et la possibilité ou non de les interdire par la loi.
Les fondements légaux des droits octroyés aux magistrats par l’article 18 de la loi n°2003-35 du 21 février 2003
L’article 18 que la proposition de loi des quarante-cinq députés envisage d’abroger est ainsi libellé:
« Comme citoyens, les magistrats jouissent de la liberté d’expression, de croyance, d’association et de réunion. Ils sont libres de se constituer en association ou en toute autre organisation ou de s’y affilier pour défendre leurs intérêts, promouvoir leur formation professionnelle et protéger l’indépendance de la magistrature. Toutefois, dans l’exercice de leurs droits, les magistrats doivent se conduire de manière à préserver la dignité de leur charge et à sauvegarder l’impartialité et l’indépendance de la magistrature. »
L’analyse croisée des dispositions de l’article 18 du statut de la magistrature et des normes constitutionnelles montre que le législateur a simplement repris à ce niveau certaines dispositions de la Constitution, notamment les articles 23, 25 et 31 du Titre II de la Constitution intitulé Des Droits et des Devoirs de la Personne Humaine et les articles 2, 8, 9 et 10 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui font partie intégrante de la Constitution et du droit béninois et dont les dispositions ont une valeur supérieure à la loi interne.
Les dispositions des articles de la Constitution sont les suivantes :
Article 23 :
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion, de culte d’opinion et d’expression dans le respect de l’ordre public établi par la loi et les règlements.
Article 25 :
L’Etat reconnait et garantit dans les conditions fixées par la loi la liberté d’aller et de venir, la liberté d’association, de réunion, de cortège et de manifestation.
Article 31 :
L’Etat reconnait et garantit le droit de grève. Tout travailleur peut défendre, dans les conditions prévues par la loi, ses droits et ses intérêts soit individuellement soit collectivement ou par action syndicale. Le droit de grève s’exerce dans les conditions définies par la loi.
Les droits à la liberté de pensée, d’opinion et d’expression, la liberté d’association, de réunion, de manifestation et de grève sont constitutionnels et ont donc été pris simplement en compte par le législateur dans la loi N° 2003-35 du 21 février 2003. La disposition dont la modification est demandée par la proposition de loi déposée par quarante cinq députés signataires avait été déclarée conforme à la Constitution par décision DCC 03-017 du 20 Février 2003 de la Cour Constitutionnelle.
Mais l’Assemblée Nationale étant saisie d’une proposition de loi qui vise à interdire aux magistrats ces droits constitutionnels, il ne manque pas d’intérêt de s’interroger sur la possibilité ou non pour l’Assemblée Nationale de les supprimer sans violer la Constitution.
La suppression des droits constitutionnels de l’article 18 de la loi portant statut de la magistrature
Il est de principe que l’Assemblée Nationale peut toujours modifier la loi ancienne par une nouvelle à condition qu’elle reste dans le domaine de la loi défini par l’article 98 de la constitution et que celle-ci ne viole pas les normes constitutionnelles qui lui sont supérieures.
La décision DCC 33-94 du 24 novembre 1994 a rappelé ce principe de la hiérarchie des normes à l’occasion des faits de l’espèce ci-après :
La loi organique N° 91-009 du 4 mars 1991 relative à la Cour Constitutionnelle dispose en son article 11 :
« Un décret pris en Conseil des Ministres, sur proposition de la Cour Constitutionnelle, définit les obligations imposées aux membres de la cour afin de garantir l’indépendance et la dignité de leurs fonctions … »
Se fondant sur ce texte, la Cour Constitutionnelle a proposé au gouvernement non pas l’interdiction mais une limitation de l’exercice de la liberté d’association de ses membres. Ce projet initial, sans discussion avec les initiateurs de ce texte, a été profondément modifié par le Conseil des Ministres et le décret pris par le Conseil des Ministres en son article 2 – 4ème tiret dispose :
« Les membres de la Cour Constitutionnelle s’interdisant en particulier pendant la durée de leurs fonctions, d’adhérer à un parti politique ou groupement politique, le cas échéant, ils doivent justifier de leur démission du parti ou du groupement politique avant leur installation ou la poursuite de l’exercice de leurs fonctions. »
Le droit en cause ici est la liberté d’association. Il est régi par l’article 25 de la Constitution et se trouve avec les articles 23 et 31 sous le Titre II de la Constitution : Des Droits et Des Devoirs de la Personne Humaine.
La Cour Constitutionnelle sur la possibilité par le gouvernement de restreindre le droit des membres de la Cour Constitutionnelle à adhérer un parti politique a dit et jugé dans cette même décision du 24 Novembre 1994 :
« Considérant qu’aux termes de l’article 25 de la Constitution : l’Etat reconnait et garantit dans les conditions fixées par la loi … la liberté d’association, qu’il s’agit d’une liberté garantie, que si le législateur peut en limiter l’exercice l’organisant, il ne saurait la supprimer ou l’annihiler … ».
La conséquence à tirer de cette décision de la Cour Constitutionnelle est que le législateur ne peut pas, en organisant l’exercice d’un droit reconnu et garanti par la constitution à tout citoyen, le supprimer ou l’annihiler. Cette position de la Cour Constitutionnelle est constante étant entendu que dans sa décision DCC 10-049 du 5 Avril 2010, la Cour Constitutionnelle a dit et jugé :
« S’il est exact que le Parlement a le pouvoir de voter une loi puis de l’amender ou de l’abroger par la suite, l’exercice de ce pouvoir ne peut se faire au bon vouloir et au gré des intérêts d’une composante (fut-elle majoritaire) de l’Assemblée Nationale ; qu’un pouvoir conféré par la Constitution ne peut s’exercer que dans le cadre des règles posées par ladite constitution …»
Les alinéas 1, 2 et 3 de la proposition de loi dont l’Assemblée Nationale est saisie, suppriment au détriment des magistrats les droits reconnus et garantis par les articles 23, 25 et 31 de la Constitution aux citoyens. L’Assemblée Nationale ne peut les adopter sans avoir violé la constitution.
Par ailleurs, l’alinéa 1er de la proposition de loi initiée par les quarante-cinq députés, dispose que « les fonctions judiciaires sont incompatibles avec tout mandat électoral ou politique. Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Les magistrats sont inéligibles aux assemblées politiques ».
Cette disposition étend donc l’interdiction qu’elle édicte à d’autres catégories de personnes. Les fonctions judiciaires sont en effet exercées non seulement par les magistrats mais aussi par les avocats, les greffiers, les huissiers, les notaires, les commissaires-priseurs, les experts, les officiers de police judiciaire…
Le statut des magistrats ne s’applique qu’à ceux-ci et ne peut régir exclusivement que cette catégorie d’acteurs de la Justice.
L’Observatoire de la Justice au Bénin a déjà évoqué dans son rapport 2013 sur l’Etat de la justice au Bénin et la perception des justiciables la question de la continuité du service public de la justice.
Il a été notamment précisé dans le rapport « qu’en tant que service public, la justice doit être caractérisée dans son fonctionnement par des principes traditionnels que sont entre autres :
– Le principe de la continuité qui assure la permanence des services judiciaires ;
–Le principe de l’égalité qui est directement lié à celui de l’égalité devant la loi ;
–Le principe de l’adaptabilité qui permet de coller à l’évolution de la société…
– (Cf. page 41 du rapport)
Le rapport avait également précisé que « le principe de la continuité du service public de la justice souffre de plus en plus de graves entorses dans sa phase pratique. Les arrêts ou suspensions récurrents du travail au sein de l’administration judiciaire constituent l’une de ces entorses. Il convient de préciser que le principe de la continuité limite fortement le droit de grève et implique que les juges ne prennent aucune mesure visant à empêcher le bon fonctionnement de la justice. Mais il est tout autant vrai que le droit de grève est un principe constitutionnel, et comme tel son encadrement légal peut porter sur les motifs de grève, la durée, l’organisation du service minimum… sans l’interdire. » (Cf. page 43 du rapport).
Interdire les activités syndicales et par surcroit le droit de grève aux magistrats par une loi serait donc une régression de l’Etat de droit en construction au Bénin étant entendu que même la loi fondamentale du Parti de la Révolution Populaire du Bénin (PRPB) en son article 128 l’avait garantie en disposant que : « les activités syndicales sont garanties aux travailleurs et doivent être utilisées pour l’élévation de la conscience de classe prolétarienne des ouvriers et pour l’augmentation et le développement continu de la production dans la voie du développement économique national indépendant, et la satisfaction complète des besoins des masses populaires. »
L’interdiction que proposent les quarante-cinq députés signataires supprime aussi les droits reconnus et garantis par l’article 13 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui dispose :
Article 13-1 :« Tous les citoyens ont le droit de participer librement à la direction des affaires publiques de leur pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis, ce, conformément aux règles édictées par la loi. »
En conclusion, la proposition de loi vise à supprimer les droits reconnus et garantis d’une part, par les articles 23, 25 et 31 de la Constitution et, d’autre part, par les articles 2, 8, 9, 10 et 13-1 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, alors que la Cour Constitutionnelle a déjà tranché la question.
L’Assemblée ne peut adopter cette proposition sans violer le bloc de constitutionnalité relatif à la question.
Appel au dialogue
Notre pays le Bénin est caractérisé par la vertu du dialogue qui est le meilleur outil pour promouvoir de meilleures conditions de vie et de travail ainsi qu’une plus grande justice sociale. Le dialogue est un instrument, un dispositif pour une meilleure gouvernance dans de nombreux domaines et sa pertinence est non seulement liée au processus de mondialisation mais plus généralement à chaque effort de rendre l’économie plus performante et plus compétitive et de contribuer à une société plus stable et plus équitable.
C’est pourquoi, l’Observatoire de la justice au Bénin invite les parties (gouvernement et syndicats) à mettre en application l’article 36 de la Constitution du 11 décembre 1990 qui prescrit que : « Chaque béninois a le devoir de respecter et de considérer son semblable sans discrimination aucune et d’entretenir avec les autres des relations qui permettent de sauvegarder, de renforcer et de promouvoir le respect,le dialogue et la tolérance réciproque en vue de la paix et de la cohésion nationale ».
Adopté en Assemblée plénière des membres de l’Observatoire de la Justice au Bénin (OJB), le 4 Juillet 2014.
Le Président de l’Observatoire
Arsène CAPO-CHICHI
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