L’Afrique, le débat sur le CFA : une histoire entre uchronie et utopie

Les préoccupations intellectuelles du livre, intitulé « Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus », ne concernent pas uniquement le continent africain. Ses auteurs, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, y rassemblent des analyses et des réflexions sur des faits passés et posent comme prémisse du raisonnement contrefactuel le fait que l’histoire est susceptible d’être lue de façon non linéaire.

Publicité

Leur ouvrage ressemble ainsi à un kaléidoscope d’histoires de peuples ou de pays qui se déclinent avec des « si », What if history ? (l’histoire avec des « si ») et en particulier à une démarche qui, pour paraphraser les auteurs, permet de déconstruire une réalité, d’envisager des alternatives passées comme un moyen d’apprécier les réalités actuelles.

Pour Deluermoz et Singaravélou, l’uchronie est cette possibilité de voir le cours de l’histoire brisé, de reprendre une séquence de l’évolution naturelle dans les mêmes conditions et d’aboutir à des résultats différents.

Une idée qui permet de considérer que le débat d’aujourd’hui sur le CFA pourrait tirer sa logique, donc sa force, de cette démarche contrefactuelle qui consiste à mobiliser les énergies pour lutter contre la vision linéaire de l’histoire.

 Le CFA et la thèse des possibles non réalisés

Certes, cela reste un vieux débat, comme celui que lance Gnansounou Edgard dans un livre, publié en 2012, sous le titre « En finir avec le franc des anciennes colonies françaises d’Afrique » (1012).

Publicité

Mais les questionnements dans des interviews récentes comme celles de l’économiste togolais Kako Nubukpo et la sortie médiatique de l’économiste et diplomate Carlos Lopez procèdent de cette approche contrefactuelle.

Ces économistes africains mobilisent en quelque sorte un raisonnement contrefactuel à propos de ce lien historique du pacte colonial. Ils tentent par ce biais une approche contrefactuelle qui revient à  « déconstruire » ce que nombre d’officiels des banques et institutions financières tiennent comme une réalité presque convenable.

Les hypothèses contrefactuelles consistent alors à se demander ce qui serait advenu des économies des états de l’Afrique de l’ouest et du centre sans le lien CFA/Franc français et aujourd’hui CFA/EURO. Comme le supputent les auteurs (page 203-204) dans la rubrique « Dresser le bilan économique de la colonisation : apories et perspectives », où l’on trouve cette vigoureuse interrogation : «  Les choses seraient-elles différentes si la métropole ne possédait pas de colonies ou si ces dernières étaient restées indépendantes ? ». Une telle question ouvre la voie à des possibles qui contrarient la réalité visée.

L’Afrique devrait cesser de penser que les possibles tels que sortir des rapports CFA

/Euro est impensable parce que techniquement difficile ou de voir comme non réalisable la fin de l’ordre économique que nous impose l’appartenance à la sphère économique de la France.

Les réticences de certains de nos doctes fonctionnaires des banques et de l’Uemoa, la frilosité habituelle de certains de leurs pairs, l’apathie des dirigeants d’Afrique de l’ouest ?

Cela rentre dans ce qui constitue la difficulté « d’ouvrir une brèche dans l’ordre du temps » C’est cet état de chose que soulignent les auteurs à travers les mots de Pierre Bourdieu : « L’histoire referme l’éventail des possibles à chaque instant, …élimine les possibles, les fait oublier comme possibles et les rend impensables..»

Le raisonnement contrefactuel permet de définir une pensée des possibles, d’étudier l’ordre social pour lutter contre la reproduction sociale et la domination et d’envisager d’autres possibilités dans l’histoire pour des peuples et des pays. C’est ce que Bourdieu appelle les utopies réalistes. Une idée qui veut, contrairement à la position de tenants du statu quo, partisans du maintien du CFA tel quel, qu’il y ait une pensée des possibles non réalisés

L’existence d’une histoire alternative

En somme, comme le disent les auteurs : « Toute sociologie qui étudie un ordre social, dont elle pense qu’il peut changer à un moment ou à un autre, a produit une réflexion sur le possible ou le contrefactuel. ». Ainsi en est-il de toute prise de position contre la pérennité du CFA et surtout contre toute l’idée que l’ordre social ou économique est quelque chose de naturel et d’irréversible et dont on ne peut se défaire.

Les deux auteurs attirent cependant l’attention sur les usages politiques de l’histoire contrefactuelle. Celle qui mobilise le raisonnement qui débouche sur le concept de criminalisation de l’histoire, notion partagée, selon eux, par Frantz Fanon. Le caractère déterminant de la colonisation dans le développement de l’Occident a fait dire à l’auteur du Les Damnés de la terre : « La richesse des pays impérialistes est notre richesse…L’Europe est littéralement la création du tiers-monde. Les richesses qui l’étouffent sont celles qui ont été volées aux peuples sous-développés.»

Ce qui donne d’ailleurs un fondement   au calcul contrefactuel qui verrait bien la France rembourser à Haïti  l’équivalent de 21 milliards de dollars d’aujourd’hui que ce pays a dû payer, comme impôt aux esclavagistes français, de 1825 à 1946. Une sorte de rançon, comme le présentent les tenants de l’histoire dite alternative, partisans de la thèse de la réparation.

D’un autre côté, le raisonnement contrefactuel trouve sa limite lorsqu’on se confronte par exemple à l’histoire de la traite et de l’esclavage en Afrique. La démarche contrefactuelle qui établirait une autre lecture de cette histoire se heurterait bien évidemment à la réalité d’un résultat improductif : le risque de déboucher sur des hypothèses permettant d’imaginer des alternatives passées qui annihileraient ou qui rendraient improbable l’existence des africains américains, en tant descendants d’esclaves.

Mais l’intérêt de l’approche contrefactuelle, c’est d’imaginer, comme pour le cas du CFA, que « d’autres futurs étaient possibles dans le passé ». Ce qui permet, comme le disent les auteurs, de déconstruire une réalité et de prendre des décisions.

L’uchronie est donc vue comme l’évaluation des possibles non réalisés, comme une démarche qui débouche sur un raisonnement qui montre l’existence dans l’histoire des futurs possibles et des potentialités inaccomplies du passé. Et de  ce  point de  vue,  Quentin Deluermoz et Pierre  Singaravélou auraient  pu mettre dans leur livre, en guise d’avertissement, la prescription suivante :

« Toute ressemblance à des peuples et des pays existant ou ayant existé n’est point une coïncidence ».

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité