Sans tomber pour autant dans le travers d’une certaine stigmatisation désobligeante, la question mérite d’être débattue avec rigueur. Car à force de réduire le discours religieux dans la seule sphère d’une liberté de croyances sans repères éthico-juridiques, ou dans la seule sphère d’une opinion permissive sur Dieu pourtant définitivement révélé en la Personne de Jésus-Christ, on tombe forcément dans l’absurde.
En fin de compte, il y a un brouillage des repères, menaçant aussi bien la société, en général, que le domaine de l’exercice de la liberté de culte, en particulier, tel que défini par les fondements mêmes du principe chrétien de la laïcité. Car le mot est d’abord de source ecclésiale et non pas juridico-politique. Qu’est-ce donc que le principe de laïcité? Quel est ce respect que l’on doit porter aux croyances et dans quelles proportions reconnaitre et identifier les frontières délimitant en ce domaine une dérive sectaire ? Y-a-t-il lieu de renoncer, face à une telle difficulté épistémologique, à toutes tentatives d’investigations de la théologie et de la métaphysique ?
Tentons de déblayer un terrain quelque peu confus
Le principe de laïcité de l’Etat, depuis la fameuse loi de décembre 1905 sur la séparation des Eglises de l’Etat en France, est devenu une antienne du débat politique. En présence des controverses les plus redoutables sur les principes « non-négociables » de la liberté de culte comme de la liberté d’expression, l’on n’hésite pas à brandir, telle une épée, le mot « laïcité ». On se souvient de la polémique engendrée par la question du port de voile dans les lieux publics en France. Le respect des croyances s’inscrit ainsi - à s’en tenir aux définitions classiques du mot « laïcité » qui ne s’oppose nullement à une croyance-, dans cette double reconnaissance de la neutralité de l’Etat et de la liberté de conscience. Mais, et c’est là la problématique du présent article de réflexion, une équivoque subsiste sur la signification des mots à lui connexes. J’entends surtout le principe de la liberté de croyances ou de cultes. Et pour cause ?
Si une constitution en Etat de Droit engage, de convenance sociologique, de respecter toutes les croyances, quelles qu’elles soient, il reste qu’il faille s’entendre cependant sur le mot « respecter » puis à en examiner les conséquences concrètes sur l’Homme, sujet de droits et de devoirs dans une Cité. Car, c’est l’Homme,censé être protégé par la loi, qui fait l’objet de notre préoccupation, et non pas l’effervescence intellectuelle des mots en elle-même. Sous ce rapport, le mot « respecter », tel que suggéré plus haut, est quelque peu polysémique du fait même de l’élasticité dangereuse de l’exercice d’une liberté mal comprise. Un cas d’école, c’est lorsque chacun plie la laïcité à sa façon pour justifier ses choix idéologiques ou politiques, et lui donne le contenu qui lui convient. L’orage peut s’annoncer terrifiant si l’on ne clarifie pas très tôt et à titre préventif l’usage du mot « respecter ».
Alors, quel respect et à quelles croyances ?
Sans avoir la prétention de remettre en cause une seule disposition du principe de la laïcité promouvant les droits inaliénables des personnes et du respect de la dignité de la personne humaine, convenons qu’il ne serait pas non plus charitable de renoncer à tout effort épistémologique de penser le bien réel de l’Homme en adéquation avec ce que les philosophes appellent le vrai ou le bon sens. Voilà pourquoi, la question que l’on se pose ici, c’est de savoir ce que veut dire respecter ?
Le mot, évoqué-je, est quelque peu polysémique. Respecter, ce peut être : traiter avec respect au sens d’estime, d’égards dus à la position sociale, à l’âge, à la valeur morale ou intellectuelle. On respecte ses parents, le juge, le savant, le président de la République, le Parlement, la Justice voire des Figures religieuses. Mais respecter, et là c’est une double valence, ce peut être aussi : ne pas porter atteinte à, ne pas insulter, par exemple, un droit, ne pas troubler quelque chose, ne pas déranger quelqu’un, ne pas dire des calomnies... On respectera la nature, l’intimité de la vie privée, les secrets, voire le sommeil de celui qui dort. Qu’en est-il donc pour les croyances ?
D’aucuns pensent qu’elles doivent faire l’objet d’une révérence particulière inhérente à leur recherche d’une transcendance qui participe de la dignité humaine. Ce qui est exact. A partir de cette approche, il convient très certainement de ne retenir que la deuxième acception du verbe respecter. Celle consistant à ne pas porter atteinte à, ne pas troubler quelque chose, ne pas insulter…
Sur cette base, l’Etatou la puissance publique respecte toutes les croyances parce qu’il reconnait la liberté de conscience, et le pluralisme religieux, et donc le droit de chacun de croire ou à ne pas croire selon ses choix, ou ses « paris pascaliens » comme le proposait Blaise Pascal. En conséquence, il ne reconnait ni ne porte atteinte à aucun culte y compris dans ses manifestations publiques sous la seule réserve « qu’elles, les croyances, ne troublent pas l’ordre public ». Mais quelles sont les limites réelles de l’ordre public ? Le respect de l’ordre public se réduirait-il seulement, dans sa phénoménologie, à la préservation d’une stabilité sociale de l’anarchie ou s’étendrait-il éventuellement à la protection de l’Homme, lui-même, contre toutes dérives attentatoires à sa conscience morale ou à sa dignité de personne humaine tout court. Il revient à la philosophie du droit de nous situer.
Dans tous les cas de figue, un vide épistémologique semble subsister ici. Au point de faire déclencher chez certains des interrogations qui risqueraient même de nuire à l’esprit d’une certaine laïcité, tel que définit par des Aristide Briand en 1905. Ainsi, je ne me vois pas en train de me poser la question suivante : Est-ce que toutes les croyances, dans leur recherche d’une certaine transcendance, respectent toujours la dignité de la personne humaine ? La question n’est pas banale. Et nous ne tarderons pas à nous en convaincre. Si nous admettons, en effet, qu’il n’est pas permis de tout faire au nom de la liberté, cela implique subséquemment de le traduire diligemment en fixant des bornes par une loi, prévisible et accessible, nécessaire à la protection des intérêts. C’est là que se pose le problème de ce qu’on appelle couramment les sectes qui réunissent aussi des croyants, selon l’acception sociologique classique du mot « croyant ». Il s’agira beaucoup plus, même si la caractérisation juridique de la secte est difficile, de s’attarder sur les manifestations phénoménologiques d’une dérive sectaire lorsqu’au nom d’une croyance, certains groupes portent atteinte à la sécurité publique, à la santé, àla dignité humaine, en un mot, aux droits d’autrui et tentent, par des élucubrations scandaleuses et sulfureuses, de légitimer l’absurde.
Quelques signaux d’alerte d’une dérive sectaire
La définition proposée par Fournier sur « la phénoménonologie » d’une dérive sectaire révèle que la notion de « dérive sectaire » n’est pas limitée dans son application à la sphère religieuse, reconnue dans un Etat de droit 1 . Or, et c’est là l’une des limites des pouvoirs publics, une dérive sectaire n’est pas toujours bien perçue ici, parce que réduite aux seules subjectivités non clarifiées et difficilement cernables de la sphère religieuse, appelée encore « libertés de croyances ». C’est lorsque le fonctionnement d’un groupe (tel qu’il est spécifié par les auteurs) contamine la vie de l’individu qu’il devient révélateur de « dérive sectaire ».
On observe une certaine transposition au niveau microsociologique de la conception épidémiologique du « phénomène sectaire » à travers la contamination de la vie de celui qui est pris. La définition conserve implicitement une dimension morale puisque la démarche diagnostique est censée identifier tout développement groupal qui s’écarterait d’un fonctionnement sain ou positif pour devenir, au crible d’une grille de spécification convenue, néfaste et dommageable pour l’individu.
Il ne s’agit plus seulement d’apprécier la licéité des pratiques mais également de mettre en perspective le caractère sain ou morbide du fonctionnement d’un groupement. L’examen diagnostique ne porte plus sur l’entité individuelle – comme ce fut le cas au niveau des discours traitant de la psychiatrisation du « gourou » et des « adeptes/ Affidés » – mais sur l’entité groupale 2.
Ainsi, on peut distinguer quelques types de prédispositions qui constituent pour ces groupes des menaces potentielles de “dérive sectaire” : la radicalité de certains choix induisant des attitudes parfois antisociales, ainsi que le statut des croyances quant à leur fondement anthropologique, historico-scripturaire ou à leur vérifiabilité tout court. Sous ce rapport, une prétention intégralistepeut se référer à des comportements exacerbés potentiellement dangereux pour l’individu, lui-même, et qui tendent par des caractéristiques propres aux groupements à « s’écarter » par leurs effets d’une conduite réputée normale et moralement acceptable au regard des lois comme des principes et valeurs qui seraient consensuellement admis et partagés dans un État de droit. Quant à la vérifiabilité du statut des croyances, inutile de s’y aventurer. Car c’est un fourre-tout, admettant n’importe quelle imposture ou déni de la raison humaine, renonçant ainsi à tout canon d’investigation en métaphysique et en théologie. Car prétexte-t-on, avec une suffisance qui n’a d’égale qu’à l’ignorance du sujet : Dieu se moquerait de toutes normes humaines.
Alors les dérives et les délires s’annoncent orageux. Plus de garde-fou possible. Le droit à la liberté d’expression, lui-même, est corrélativement affecté, à défaut d’une liberté de croyances sans repères. Et on se perd. Aussi assiste-t-on à une démesure en tout qu’on tente désespérément d’ériger en « règles normatives de vérite », à la propagande d’une idéologie alternative radicale, exclusive et intolérante, à une structure autoritaire et autocratique, la revendication d’une référence exclusive à sa propre interprétation du monde, de la Révélation publique, des Saintes Ecritures, par exemple, la mise en œuvre d’un processus de transformation des personnes selon un type de modelage standardisant excluant l’autonomie, à l’exploitation des misères et inquiétudes existentielles portant sur des phénomènes sociaux 3, à une tentative illusoire de renversement des normes, attributs et figures institutionnelles ou sociétales...
Quelles mesures préventives ?
Devant un certain nombre de comportements nuisibles à la santé , aux droits d’autrui, il y a lieu de penser à renforcer la prévention et , au besoin, la répression de tout groupement jugé sectaire par le législateur, portant atteinte aux droits de l’homme et visant des actes commis par des personnes ou des groupes et permettant des sanctions administratives ou pénales pour des faits tels la « sujétion psychologique ou physique des personnes » ou « l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse ».
Le phénomène d’une « dérive sectaire » peut sembler, peut-être, un fait nouveau chez nous au Bénin, au regard de quelques effets épars, ayant, dans une moindre mesure, une certaine incidence à l’échelle domestique ou familiale. On peut évoquer, à titre illustratif, le cas de dislocation des familles entrainant d’énormes souffrances, ou d’un procès sans appel taxant tel ou tel autre de sorcier présumé sur la base d’une pseudo révélation sans fondement d’un illuminé, tacitement ou expressément reconnu par son groupement détenant un certain pouvoir fictif de vie ou de mort sur ses sujets. Mais, dans le présent article de réflexion, il ne s’agira point, comme nous l’évoquions supra, de stigmatiser telle ou telle autre dénomination à caractère religieux. Là n’est pas le débat ni notre rôle d’éveilleur de conscience. La réflexion actuelle se propose juste d’attirer l’attention sur les risques d’une démission éventuelle de la raison face à la question du « croire » qu’on tente paresseusement de réduire au seul domaine de l’abstrait, de l’arbitraire ou du permissif. Aussi engage-t-on seulement le débat sur un terrain moins complexe, celui du simple respect des principes de la laïcité de l’Etat alors qu’une prétention idéologico-holiste fermée au dialogue peut potentiellement devenir une menace permanente voire sournoise pour la stabilité et la cohésion sociale. Finalité d’un Etat de droit.
L’impossibilité d’identifier scientifiquement les comportements intentionnellement dangereux, couplée à la survenance d’événements tragiques, ont opéré ainsi une relecture des « sectes » en termes d’imprévisibilité sous d’autres cieux 4 . Ce qui oblige à l’adoption de l’euphémisme « Nouveaux Mouvements Religieux ( NMR) ». En étant d’emblée associée par leurs promoteurs à l’idée de risque, la notion de « dérive sectaire » permet désormais de tenir compte de cette dimension hasardeuse dont on n’a nullement besoin pour adorer Dieu en esprit et en vérité. En ce sens, si tout groupe ou relation présente à travers sa dynamique et ses pratiques un risque normal de dériver vers un fonctionnement sectaire, il importe de pouvoir détecter les signes avant-coureurs pour éviter autant que possible les effets néfastes. Il ne s’agira pas, bien entendu, d’attenter aux libertés. Mais de former sur les mécanismes objectifs conduisant à une dérive sectaire comme dans le cas d’une prévention contre un éventuel dérapage politique en période électorale. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de l’Homme, sujet de droits et de devoirs. Et, en la matière, il n’y a pas d’abstraction possible à faire prévaloir. Voilà pourquoi, il y a lieu de saluer ici les belles initiatives promouvant le dialogue interreligieux chez nous.
In fine, la dangerosité d’un groupement, à partir des certains indices, est appréciée au niveau de sa potentialité délétère et éventuellement, de sa potentialité à provoquer un grave endoctrinement d’exaltés. La notion de dangerosité constitue ce nœud, ce point de convergence où s’entrecroisent les rationalités judiciaires et médico-psychologiques ; où se côtoient les binômes licite/illicite et normal/pathologique. En s’appuyant sur une conception de la dangerosité qui s’apprécie non plus uniquement au regard du passé mais aussi de l’avenir, il s’agit désormais – à travers ces « critériologies » à propension psychologique – d’établir le profil de risque d’un groupement.
Que conclure ?
A travers cette réflexion, nous voudrions bien suggérer la mise en œuvre de mesures préventives de sensibilisation et d’information. Si la démarche est promue et encouragée dans le domaine politique, parfois source de vives tensions et de discours exacerbés allant jusqu’à la déification et à la radicalisation de ses choix, il n’y a pas de raisons que des initiatives pour la paix s’atrophient scandaleusement lorsqu’il s’agit de la sphère religieuse. Car, elle peut être aussi, si nous n’y prenons garde, source de vives instabilités et parfois pires lorsque le politique et le religieux s’entrecroisent en intérêts. Etant donné que tout groupement ou relation est désormais susceptible de dériver sur un mode de fonctionnement sectaire, tout un chacun est invité à se montrer particulièrement vigilant et à faire preuve de discernement, d’une part, en tant que croyant par rapport aux choix qu’il poserait dans le domaine du « croire » et, d’autre part, en tant que membre d’une multiplicité de domaines micro-moraux de réalisation (association des parents d’élèves, famille, milieu professionnel, voisinage, par rapport aux pratiques pouvant affecter d’une manière ou d’une autre le corps social❒
Note de bas de page
1- FOURNIER A., 2000, La dérive sectaire, Le Journal des psychologues, 174, 23-27.
2- BRION F., 2005, Éthique et politiques de sécurité dans les sociétés libérales avancées, La pensée et les hommes, 57, 115-134.
3- A. AGUENOUNON, 2016, Lumière sur les racines organiques des peurs au Bénin, Les impliqués, pp. 44-45
4- SAROGLOU V. et al., 2004, Redéfinir les indices de dérive sectaire ? Un regard psychologique au croisement des sciences des religions, Annales de droit de Louvain, 64, 4, 533.