Le politologue Richard Boni Ouorou, 44 ans,consultant proche du Premier ministre canadien Justin Trudeau est un activiste bien connu des internautes.Auteur d’un récent ouvrage au titre évocateur « Projet pour un Bénin democratique« paru aux éditons l’harmattan, il en est à son deuxième exercice du genre.
A six mois des échéances électorales majeures, le thème de la démocratie qui lui est cher, est encore au cœur de cette missive au premier magistrat de notre pays. Lisez plutot:
Châteauguay, QC, Canada,
27 septembre 2020
Monsieur Patrice TALON
Président de la République
Chef du Gouvernement
Chef de l’État, Chef suprême des Armées
Présidence de la République du Bénin
Gouvernement du Bénin
Objet: La fibre, l’étoffe et le tissu social. Réflexions et conseils à l’aube d’un autre quinquennat.
Monsieur le Président,
Encore une fois, je me permets de m’adresser à vous de manière non conventionnelle —ne pouvant d’ailleurs faire autrement vu les limitations à ma liberté de parole et de déplacement en sol béninois —, avec l’espoir que mon propos aura sur vous un effet intellectuellement tonique étant donné les défis auxquels le Bénin fait face actuellement et compte tenu des solutions politiquement boiteuses et économiquement douteuses que l’on vous a conseillé de mettre de l’avant depuis maintenant plus de quatre ans.
Vous me connaissez maintenant assez pour savoir que je ne baisse jamais pavillon devant les abus de l’arbitraire lorsqu’il est question de l’avenir du pays. Je me dois donc d’y aller ici, au nom de la conscience collective béninoise et du bien commun, de certaines remarques critiques alors que tout se met autoritairement en place pour votre couronnement en 2021.
Cela dit, pour la suite des choses et malgré l’usure du pouvoir et le poids des contradictions, je mise sur votre sens du discernement. Je vous exhorte à être raisonnable dans votre rapport à l’État et dans vos desseins pour le peuple béninois. Il n’est jamais trop tard à cet égard quand on est au timon; vous inscrire dans la grande histoire est encore une option. Vous pouvez corriger le tir et faire de votre éventuel prochain mandat un moment majeur de l’émergence béninoise. Car au-delà des ruses électorales, Monsieur le Président, il y a la sagesse de la Raison — pas la raison instrumentale et son réductionnisme technicien, tel que bien vu par Jacques Ellul notamment, mais celle axée sur une responsabilité morale qui transcende la puissance, au sens où l’entend Charles Taylor —, une sagesse bien plus décisive dans ses effets bénéfiques sur le devenir national que les calculs partisans, les méthodes d’évitement et les ambitions personnelles.
Il n’en tient donc qu’à vous d’être le fer de lance de quelque chose de pérenne et de valable (le développement inclusif du Bénin). Le prolongement de votre présidence peut devenir le moment fort d’une grande reprise en main collective, basée sur la convergence des intérêts, l’égalité des chances, le respect des droits fondamentaux, la création de secteurs industriels innovants et verts, la transparence institutionnelle…, ou n’être qu’une aberration. Bientôt nous aurons à nous prononcer collectivement, j’allais dire démocratiquement, mais pour le moment, c’est à vous, Monsieur le Président, de choisir.
Par contre, quelle que soit votre décision, une chose demeure : le pays a plus que jamais besoin du concours de toutes ses « forces vives ». Il ne peut se permettre de se priver des lumières de tous ceux et celles qui jettent un autre éclairage que le vôtre sur les réalités béninoises. Je pense d’ailleurs que votre gouvernance devrait opérer un virage, qu’elle devrait rendre opérationnel un système socioéconomique donnant énergie, santé, éducation, travail, liberté et opportunités à tous. Pour paraphraser Petrella, chaque Béninois n’a pas forcément à être entraîné dans un système de valeurs imposé par un modèle économique néolibéral hors éthique.
Homme d’affaires avant tout, vous sembliez en 2016 la solution idéale aux problèmes économiques du pays, votre fortune parlant d’elle-même. Du moins, c’est ce qu’a cru une certaine élite. Mais nous voici arrivés à la fin de votre mandat aux commandes de l’État et l’on peut légitimement se demander ce qui s’est vraiment amélioré pour la majorité des Béninois. En chœur avec votre ministre de l’Économie et des Finances, vous pourrez faire valoir que le taux de croissance du PIB est au-dessus des 5% depuis trois ans, que le secteur cotonnier bat des records de production, que le port de Cotonou est florissant, etc. Très bien. Mais faire obtenir plus de contrats à vos entreprises et surdévelopper le secteur primaire ne signifie pas que notre économie est structurellement viable et que le niveau de vie moyen des citoyens est acceptable. La Banque mondiale résume d’ailleurs assez bien la situation avec l’une de ses statistiques récentes concernant le taux de pauvreté au Bénin (à l’échelle nationale) : il avoisine les 40%.
Les chiffres et les indicateurs que l’on choisit de mettre en vitrine, me direz-vous, déterminent comment les gens achètent le réel. Post-vérité et trumpisme aidant, tordre la réalité, je vous l’accorde, n’a jamais été aussi « vendeur » et vos conseillers pourront vous suggérer de jouer cette carte durant les six prochaines années. À l’approche d’une élection, lorsque l’on exhibe bilans et rendements, l’épreuve des faits peut néanmoins montrer sa supériorité et convaincre autrement plus sèchement. À cet égard, j’inviterais tout ce que le Bénin compte de journalistes objectifs et indépendants à vous accompagner dans une tournée des régions éloignées, notamment du côté des cotonculteurs et des producteurs agricoles, histoire de constater de visu, empiriquement, comment ils s’en sortent, de quoi est meublé leur quotidien, quelles sont leurs conditions de travail, leur santé, leur niveau d’éducation et de vie… Vous verrez des communautés résilientes et fières, certes, des gens à l’œuvre, s’affairant aux champs, se bricolant un avenir tolérable, mais qui n’en restent pas moins exclus du progrès, de la belle croissance dont vos tableaux de chiffres font état. Des citoyens toujours aux prises avec le manque et la privation, sans possibilité de dépassement; des working poors en somme, employés mais exploités, rivés à un travail de subsistance.
Monsieur le Président, on ne peut baser une réelle économie du troisième millénaire sur des secteurs limités et limitatifs, sur une production peu diversifiée où la transformation fait défaut, sur des activités prisonnières d’un modèle capitaliste réactionnaire et réducteur pour la moitié de la société béninoise. Qui plus est, la relation qu’entretient votre gouvernance avec l’industrie cotonnière a quelque chose de vicié dans la mesure où tout y est axé sur le court terme, sur une échelle de temps qui sied à une carrière plutôt qu’à un pays, de même que sur le renforcement d’une ploutocratie qui n’a cure du bien commun. Pour preuve, la crise environnementale et sanitaire en devenir au Bénin.
Car, telle que pratiquée ici, c’est-à-dire sous les auspices de vos entreprises privées, la culture industrielle du coton est source de pollution et de maladie. En fait, le gouvernement béninois permet l’utilisation de désherbants nocifs, question de hausser la production et les profits. Ce qui veut dire que loin des officines feutrées du pouvoir, nos braves cotonculteurs des régions du Nord sont systématiquement exposés (en les répandant dans les champs) à des herbicides dangereux. Je suis certain que les organophosphorés à base de glyphosate ou à base d’un de ses dérivés, le sel d’isopropylamine, ne vous sont pas complètement inconnus, Monsieur le Président. Je vous rappelle quand même que ces produits sont cancérigènes, la chose est documentée et maintenant reconnue par la communauté scientifique (les personnes exposées au glyphosate dans leur milieu de travail ont un risque accru de 41% de développer un lymphome non hodgkinien). Qui plus est, le glyphosate et son produit de dégradation, l’acide aminométhylphosphonique, ne disparaissent pas complètement des sols avec le temps, d’où le fait qu’on en retrouve également dans les cours d’eau. Tous ceux qui applaudissent cette pratique sont-ils au courant de ses retombées malsaines? Tous les esclaves de Monsanto et de sa logique frankensteinienne (semences OGM Roundup ready) sont-ils au fait des risques?
Le coton pèse lourd dans l’économie du pays, je vous l’accorde. C’est pourquoi le défi n’est pas de supprimer d’entrée de jeu cette industrie, mais bien de l’assainir, et ce, en mettant fin aux oligopoles et aux pratiques aratoires non responsables ni durables, et en cherchant à transformer le coton brut au Bénin, seul moyen de hausser les salaires dans ce secteur. Ensuite, il faut voir à la diversification économique des campagnes en octroyant une part croissante des profits générés par l’industrie cotonnière à la création de plantations alternatives, au financement de projets en agriculture écologique, à la R et D agroalimentaire, etc.
Vos conseillers ne le font peut-être pas, toujours concernant la filière cotonnière, mais il est loin d’être vain de penser autrement (out of the box) et d’approfondir le champ, si je puis dire. Cela permet de voir un peu mieux ce qui nous pend collectivement au bout du nez si rien n’est fait de raisonnable concernant le coton. Et il ne faut pas être grand prospectiviste pour le saisir : les conditions actuelles de la culture intensive du gossypium incubent rien de moins qu’une menace à la sécurité, du moins à la cohésion sociale du Bénin. Pour comprendre les choses, il faut les voir en train de se développer. Je vous montre.
L’industrie cotonnière béninoise pollue et détruit le sol. D’ici 10,15 ou 20 ans, elle aura contaminé les terres et l’eau des campagnes, principalement au nord où la population souffre déjà de pauvreté. Cette pollution frappera frontalement les cotonculteurs qui connaîtront de graves problèmes de santé (cancer), puis affectera les petites communautés locales majoritairement d’obédience musulmane. Sans autre formation et n’ayant pas reçu le soutien nécessaire de l’État pour les inciter à se « recycler », ces populations migreront massivement vers les villes, au sud, dans l’espoir de trouver une source de revenus. Des villes, sans surprise, qui ne seront pas prêtes à les accueillir, elles-mêmes en grande partie peuplées de gens qui triment dur pour peu dans l’indifférence des élus. Les migrants seront donc ignorés à leur tour, ce qui fera naître chez eux une grande frustration, laquelle risque d’être exacerbée par la propagande de djihadistes toujours avides de recruter les exclus du système. Plusieurs de ceux-ci se radicaliseront, d’autant que militer de la sorte pour Allah rapporte de l’argent. Ainsi nourri, le ressentiment des exilés du Nord constituera dès lors une menace réelle à la stabilité des institutions et à la sécurité des gens ordinaires. — Je ne pense pas faire preuve d’exagération en évoquant un tel risque terroriste alors qu’il est de nos jours présent à maints endroits en Afrique et que de nombreux groupes djihadistes évoluent déjà aux frontières du pays —. Dans ces circonstances, il y a fort à parier que les autorités et les bien-pensants trouveront normal de réprimer les libertés, de durcir la répression, de mâter les suspects, de discriminer les musulmans (d’origine paysanne ou pas)… Au demeurant, imaginer une telle dérive autoritaire n’est pas tirer par les cheveux vu que votre gouvernement s’y abandonne déjà alors que ce ne sont que les critiques qui explosent et non les bombes!
D’une fibre végétale cupidement exploitée à la dégradation générale de la vie sociale; voilà le genre de scénario probable auquel on expose le Bénin quand on prend le pouvoir non pas pour assurer une gouvernance entièrement dédiée au bien commun, mais pour investir en soi-même.
Nonobstant ce qui précède, je vous le redis, Monsieur le Président, on peut acquérir de la hauteur à tout moment et, au bout du compte, marquer l’histoire en tant que pilier de la nation. Ce n’est qu’une question de clairvoyance opportune. À cet égard, congédier vos conseillers accros aux vieilles recettes sauvagement capitalistes serait un acte de grande lucidité. Cela dit, vous « en avez manqué une belle », comme on dit au Québec, en ne faisant pas modifier les dispositions du code électoral portant sur le parrainage d’élus, lequel est antidémocratique depuis que la révision constitutionnelle a durci les conditions d’éligibilité des candidats à la présidentielle. Tout ça n’est pas très glorieux. Je suis d’accord avec le fait d’avoir des règles d’éligibilité moins permissives, avec un système pouvant exclure les nombreuses candidatures fantaisistes, mais cela ne veut pas dire tuer dans l’œuf toute opposition, comme c’est le cas actuellement du fait que maires et élus trempent à peu près tous dans la « mouvance ». Il aurait été stimulant pour les citoyens béninois et profitable à votre réputation que des candidats de valeur, indépendants ou non, puissent entrer dans l’arène et débattre avec vous des enjeux et des solutions possibles.
D’ailleurs, toutes ces lois votées avec votre bénédiction sur le statut de l’opposition et sur ses possibilités (réduites) d’expression via les réseaux sociaux, dans les médias électroniques ou lors de manifestations publiques sont totalement rétrogrades. C’est un peu comme si vous n’assumiez pas le fait que le Bénin est démocratique depuis trente ans, d’une part, et que vous n’aviez pas compris que c’est dans le débat, la confrontation des idées et dans la circulation de l’information qu’on en arrive à se dépasser, tant individuellement que collectivement. Alors, à moins que vous n’ayez pas confiance en vos moyens ou ne soyez sous le joug de conseillers dextrogyres, il est urgent que vous favorisiez la pluralité des points de vue, la critique et les opinions divergentes en sol béninois. Quand on souhaite vivre dans une société pluraliste et moderne, quand on veut être un modèle pour l’Afrique, il est primordial de permettre à « sa » société civile de s’exprimer librement et de laisser l’opinion publique se constituer d’elle-même à la lumière des nouvelles, des comptes-rendus, des chroniques analyses et autres reportages en provenance des médias, peu importe leurs orientations idéologiques, leurs contenus. Malgré ses raccourcis et son manque de professionnalisme à l’occasion, la presse est nécessaire, mais nécessaire dans toute sa diversité, toute sa liberté (dans le respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine), sinon elle se dégrade par manque de concurrence, sinon elle tombe dans la propagande, ce qui n’est pas sans périls, l’histoire l’a montré. Du reste, par qui voulez-vous être évalué et dépeint quand l’heure des rétrospectives aura sonné? Par des journalistes « contrôlés » (soumis à vos adversaires) ou par une presse indépendante?
À la limite, je peux comprendre votre posture, votre pari : gouvernant sans vraiment d’opposition politique, vous entendez vous rendre coûte que coûte au bout de votre PAG pour qu’on juge l’arbre à ses fruits. Cela est radical, mais peut se défendre. Le problème, c’est que ce programme immense, cette ambition d’un Bénin qui « révèle » tout son potentiel grâce à plusieurs dizaines de réformes majeures et de projets, ne pouvait être satisfait à l’intérieur d’un seul mandat. Dès le départ, vous saviez que tous ces grands chantiers de restructuration (des routes à la Constitution en passant par le numérique) allaient demander beaucoup de temps, quelque chose comme deux quinquennats. Aujourd’hui, en prétextant l’œuvre inachevée et brandissant le spectre du gâchis qu’elle représente, vous faites appel à la logique élémentaire et au « gros bon sens » du peuple afin qu’il vous accorde un délai et puisse, du moins le conclut-il en vous écoutant, jouir lui aussi de la grande Révélation une fois le PAG terminé. Peut-être. Toutefois, votre aventure présidentielle dévoile aussi une forme de machiavélisme soft sous l’effet de laquelle la masse est prise en otage sans le savoir — ceux qui savent ou qui posent trop de questions, vous les faites taire — et grâce à laquelle vous gagnez du temps dans l’espoir que vos conseillers ne se soient pas trompés, mais tout de même avec l’assurance de vous être enrichi personnellement. Quant à la masse, elle se retrouvera devant le fait accompli et toujours aussi pauvre puisque dans un système économique néolibéral peu gagnent et beaucoup perdent.
En terminant, je vais vous faire un aveu, Monsieur le Président : n’eût été le verrou antidémocratique ratifié il y a peu par l’Assemblée nationale (maintien du code électoral concernant le parrainage), je me serais présenté comme candidat à la présidentielle béninoise de 2021. Car j’aurais aimé débattre en personne avec vous des pistes de développement à suivre pour notre pays, j’aurais souhaité confronter mes constats et mes solutions aux vôtres et, bien sûr, chose beaucoup plus importante, j’aurais voulu tenter de convaincre le peuple béninois de me suivre sur la voie d’un progrès que je vois d’un tout autre œil.
Selon moi, en effet, le Bénin ne pourra émerger de la crise actuelle (ni émerger tout court) sans un recentrage de sa démocratie. — En passant, si le cœur vous en dit, vous pourrez connaître plus en détail mes vues dans un ouvrage récemment paru[1] —. Le développement du pays, sa croissance économique et sa progression significative sur des aspects cruciaux comme l’éducation pour tous, les droits fondamentaux, l’autonomie nationale ou les partenariats internationaux ne pourront pas se réaliser s’il n’y a pas une véritable démocratie en place. C’est-à-dire :
- un système de gouvernance transparent, efficace, représentatif de tous les Béninois et attentif à leurs conditions de vie et à leurs libertés;
- un gouvernement qui incite les citoyens à participer au devenir de la nation bien au-delà de l’appel aux urnes;
- des institutions et ministères qui suivent les principes d’une social-démocratie adaptée et exemplaire;
- des interventions étatiques stimulant l’esprit d’entreprise, le commerce et les nouvelles technologies, mais aussi qui créent des filets sociaux et des normes environnementales;
- des politiques qui rehaussent les niveaux de savoir et les ambitions et qui visent l’inclusion et la justice sociale.
Bref, Monsieur le Président, je ne vois pas le Bénin comme un immense champ à exploiter sans vergogne au détriment de ceux et celles qui y travaillent et y habitent. Privatiser les gains et démocratiser les coûts est peut-être une marotte néolibérale excitante en affaires, mais lorsqu’on est à la tête de l’État, ce qui compte vraiment, c’est ce qui profite à l’ensemble de la collectivité. Seul celui qui marche parmi les petites gens peut aspirer à la grandeur.
[1] R. B. OUOROU, Projet pour un Bénin démocratique, L’Harmattan, Paris, 2020.
Avec le respect dû à vos fonctions,
Richard Boni OUOROU
Politologue et consultant
[1] R. B. OUOROU, Projet pour un Bénin démocratique, L’Harmattan, Paris, 2020.
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