Le magazine Jeune Afrique ouvre ses colonnes au Chef de l’Etat béninois. Patrice Talon y confirme son allergie à la démocratie et aux libertés fondamentales qu’il endosse complètement d’avoir troqués contre des impératifs de développement économique. Ce développement qui – bientôt cinq ans après son arrivée au pouvoir – n’existe que dans les fichiers de quelques institutions internationales et demeure un mirage pour le commun des citoyens. Vu de dehors, le Bénin serait devenu un pays où le bonheur a pris ses quartiers. Les Béninois sont déclarés heureux, ne leur en déplaise.
C’est quand le sommet mange à sa faim que la base est repue. Dicton rupturien. Si nous voulons avoir nos ventres pleins, nous devrions laisser ceux qui décident pour nous, se gaver comme des oies et qu’aucune miette ne leur échappe. La télépathie appliquée à la ruse fera le reste. Sous Boni Yayi, au moins les travailleurs pouvaient compter sur des bribes de temps à autre. Le prédécesseur de Patrice Talon leur a accordé diverses primes et par deux fois, a relevé le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) de 12.500f au total, en l’espace de cinq ans.
Dans un entretien réalisé par Jeune Afrique et paru hier, le Président de la République est resté égal à lui-même : perché là-haut d’où il s’est déconnecté de la réalité et regarde de biais ses compatriotes insoumis. L’interview couvre huit pages et lui donne la parole sur différents sujets, en majorité liés à nos acquis démocratiques et à la manière dont il en dispose. Près de 40 questions lui ont été posées pour des réponses à la limite hallucinantes lorsqu’elles ne sont pas contradictoires. Je vous passe celles sur Sébastien Ajavon et Komi Koutché (Coupables, sans doute), la Cour Constitutionnelle et la Cour de Répression des Infractions Economiques et du Terrorisme (Indépendantes, assurément), la Cour Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (Qu’elle se mêle de ses affaires !). Nicéphore Soglo et Boni Yayi en ont pris pour leur grade, au passage. Tout ceci pourrait relever de détails à côté de la gravité qu’inspirent d’autres pans de l’entretien. J’ai localisé l’intérêt de ce long face-à-face PR-JA ailleurs. Je vais le résumer en trois points saillants.
La dégringolade du Bénin dans le classement mondial sur la liberté de la presse
Ce n’est pas le premier sujet sur lequel son intervieweur M. François Soudan, l’a branché. C’est l’acteur des médias que je suis, qui le rend volontiers prioritaire ; tant le Bénin a décroché dans les rapports RSF successifs de 2017 à 2020. Comment Patrice Talon l’explique-t-il ? Face à ce qui lui semble être une interpellation, il se défend : « nous sommes dans un pays où, désormais, chacun doit répondre de ses actes, de ses écrits et de ses paroles. Pourquoi un policier qui rançonne sur la voie publique ou un médecin qui commet une erreur grave devrait-il rendre des comptes si un journaliste coupable de diffamation est exonéré de toute poursuite ? » Il aurait pu en ajouter une autre : Pourquoi un député ne peut être poursuivi ou arrêté tel un policier ou un médecin ? Cela n’est pas juste du fait de la Constitution. C’est qu’il est entendu que, dans une République, certaines fonctions sont si vitales pour la nation qu’elles valent un statut particulier. La presse est le quatrième pouvoir. Il incombe au Président de la République d’en garantir la sécurité, l’indépendance et l’efficacité malgré les vulnérabilités qui détruisent la corporation de l’intérieur, parfois à cause des inconduites de ses acteurs eux-mêmes.
« Personne ne dit qu’un journaliste est au-dessus des lois ni à l’abri d’éventuelles condamnations », rectifie M. Soudan qui insiste auprès de son hôte de marque : « Le problème, c’est la prison. Doit-on incarcérer pour un délit de presse » ? « En réalité, lui répond Patrice Talon, le Code de l’Information et de la Communication a déjà dépénalisé les délits de presse au Bénin. Les condamnations de journalistes (…) l’ont été sur la base du Code du Numérique qui prévoit que celui qui nuit à autrui par un moyen électronique en soit jugé responsable. Où est le problème ? », s’interroge-t-il.
Le problème, c’est que le Code du Numérique – adopté sous sa présidence sans égard pour le Code de l’Information et de la Communication – est truffé de dispositions pernicieuses par rapport aux exigences du journalisme au 21è siècle. Il sert de prétexte à des abus à l’encontre du journaliste, constitue une épée de Damoclès sur sa tête et repénalise sous couvert douteux, ce que le Code de l’Information et de la Communication a dépénalisé. On l’a vu avec le cas Ignace Sossou. On le voit avec le cas Casimir Kpedjo et bien d’autres. Au-delà de ce que le Code du Numérique tolère ou ne tolère pas, la façon dont ces journalistes sont arrêtés – cueillis à froid chez eux, dans leur intimité, sans convocation ni explication et traînés comme des chiens sur le lieu de leur interrogatoire – est indigne d’un Etat démocratique à l’unique sens de la notion, dans sa dimension universelle et infalsifiable.
Le Chef de l’Etat nourrit un mépris latent pour la presse et lorsqu’il rassure son intervieweur en clamant qu’« on peut critiquer Patrice Talon dans les médias béninois » et que « c’est d’ailleurs un exercice quotidien », l’on a envie de s’esclaffer, à moins de ne pas résider au Bénin. De quels médias s’agit-il quand on sait que les rares qui célébraient la contradiction et la diversité d’opinions ont été poussés à se saborder ou à disparaître du paysage ? Sikka Tv ne peut plus émettre au Bénin, Soleil Fm est hors tension, la Nouvelle Tribune fermée pour offense au Chef de l’Etat ne peut toujours pas paraître de nouveau malgré une décision de justice en sa faveur… « A titre personnel, je n’ai jamais poursuivi un acteur des médias », jure Patrice Talon. Il ne manquerait plus qu’il s’y mette personnellement.
Système partisan et droit de grève
Quand certains acquis sont nuisibles, il faut y renoncer, dit-il en estimant qu’une démocratie ne peut être viable avec une pléthore de partis politiques, passionnés de corruption. Et de soutenir qu’afin que « notre démocratie génère de la bonne gouvernance et du développement, il était nécessaire que des conditions contraignantes relatives à la qualité des élus soient posées ». D’où, poursuit-il, « l’introduction de nouvelles règles visant à favoriser l’émergence de regroupements politiques forts, représentés à l’Assemblée sur la base d’un pourcentage décent de l’électorat ». 25% de taux de participation à des élections législatives, c’est un pourcentage décent. Un scrutin auquel seuls les deux partis politiques créés par le Chef de l’Etat sont autorisés à prendre part, est un scrutin décent. Il établit un parallèle incroyable à ce niveau en racontant à son intervieweur que les deux partis « ont formé une coalition gouvernementale à l’allemande ». Il insinue que le pouvoir exécutif béninois émane d’une majorité parlementaire issue des législatives de 2019. Or, c’est tout à fait l’opposé.
Ce sont lui et son gouvernement qui ont mis les deux formations politiques en place et se sont arrangés pour qu’elles n’aient aucun adversaire aux élections. A l’arrivée, l’objectif a été atteint : 83 députés du même bord politique et un parlement monocolore. « Cette situation est atypique, j’en conviens », admet Patrice Talon. « L’avez-vous recherchée ? », le relance M. François Soudan de Jeune Afrique. « Non, ce n’était pas mon souhait mais la conséquence d’une volonté de ma part d’aller vite dans les réformes. Ce que j’assume parfaitement », le lit-on rétorquer à son vis-à-vis. Le lecteur éveillé tombe des nues. Un souhait ne serait donc pas assimilable à une volonté. Aucun besoin d’aller ouvrir un dictionnaire avant de pouvoir affirmer que cet antagonisme que le Chef de l’Etat essaie d’instaurer entre les deux concepts est inexistant et qu’au contraire, ils appartiennent au même champ lexical.
Le souhait est un désir, la volonté est un désir affirmé. Patrice Talon confesse clairement – si ce n’était pas encore clair pour tout le monde – être à l’origine du processus vicié qui a enfanté la huitième législature car, pour lui ôter les mots de la bouche, « il fallait bien mettre un terme à une forme de perversion de la démocratie, totalement antinomique avec le développement économique et communautaire ». Mettre fin à une forme de perversion de la démocratie et en expérimenter une autre. La perversion en cours est pire.
Assume-t-il tout aussi parfaitement d’avoir restreint le droit de grève des travailleurs ? « Je ne l’ai pas restreint, je l’ai encadré. Ce qui, j’en conviens, peut être interprété comme un recul même si c’était, là encore, nécessaire », nuance-t-il d’un euphémisme sadique. Supprimer unilatéralement le droit de grève à certains fonctionnaires et réduire son étendue à dix jours par an pour les autres n’est pas une restriction, en effet. Drôle d’encadrement ! Mais il a une justification comme depuis le début de l’entretien : « aucun pays ne peut se développer avec des écoles, des hôpitaux et une fonction publique en grève une semaine sur deux tout au long de l’année ». Pourtant, l’école, l’hôpital, la fonction publique etc… ne se portent pas mieux qu’en 2015. En vérité, la suppression de la grève participait d’une vision tyrannique globale : enrouer toute voix contestataire du régime dit de la rupture.
Tant que les gouvernants n’écouteront pas les travailleurs à propos des maux qui rongent leurs secteurs respectifs et les associer étroitement à la recherche de solutions, ils n’auront rien réglé. On me répliquera que les grèves étaient parfois aussi politiques – et alors ? – ou que les responsables syndicaux étaient manipulés et corrompus. Par qui l’étaient-ils ? La réponse affranchira tout interrogateur.
Patrice Talon diagnostique que « le Bénin était une démocratie pagailleuse, sympathique et démunie à qui on jetait des miettes de pain pour se donner bonne conscience ». Il dégaine ensuite : « certains ont trouvé leur compte dans cette anarchie nourrie de mendicité. Moi non et c’est toute la différence ». Ce n’est plus l’homme qui avouait sur le perron de l’Elysée avoir, à satiété, profité du système dans son pays et vouloir lui rendre tout ce qu’il lui a pris. On se sera gourés sur toute la ligne, il n’a pas été touché par la grâce.
Croyons-le que depuis son arrivée au pouvoir, plus personne ne nous jette des miettes de pain. Ce dans quoi il trouve son compte lui, ce sont les gros emprunts – des dizaines de milliards de francs Cfa – qu’il peut contracter chaque mois sans aucun avis préalable de qui que ce soit. Autrefois, il devait d’abord consulter l’Assemblée nationale avant d’y aller. La modification à toute vitesse de la Constitution béninoise en pleine nuit d’halloween 2019, a rayé cette prérogative des députés. Cependant, et c’est curieux, le mandat unique qu’il a défendu le long de la campagne présidentielle de 2016 est absent de la foultitude d’inventions que véhicule la loi modificative. De cette absence, la question qui suit, tire sa pertinence.
Talon, candidat en 2021, ou pas ?
Il répète à Jeune Afrique que le mandat unique est désormais du passé, n’étant pas parvenu à la faire approuver par le nombre adéquat de députés au Parlement. Il se réfère là à sa première tentative de révision de la loi fondamentale. Il oublie exprès la deuxième qui lui offrait l’opportunité d’aller au référendum et la troisième tentative finalement concrétisée dans les quatre murs de l’Assemblée nationale. « Cela ne m’a pas empêché, vous le voyez, de réformer. Quitte à être impopulaire », se satisfait le Président de la République. Quitte à être impopulaire et quitte à perdre la présidentielle en 2021 s’il s’y porte candidat, s’il a le courage d’affronter de vrais adversaires. La décision concernant sa candidature est prise mais il n’en dira rien tout de suite. Pour l’instant, il est accroché à son système de parrainage.
A François Soudan qui lui soumet l’appel formel d’un collectif d’Organisation de la Société Civile à renoncer à ce dispositif, il assure qu’ils veilleront à ce qu’il « ne débouche pas sur une élection sans compétition ». Mais nous savons tous que cette assurance est à prendre avec des gants. Si la compétition suppose plusieurs concurrents en lice, elle n’implique pas forcément que le jeu est ouvert. La règle du parrainage ne garantit pas la sincérité des candidatures.
A travers deux de mes chroniques précédentes, j’ai déjà démontré que cette règle est une spécificité béninoise, à l’inverse de ce qu’en promeut le Chef de l’Etat. Il ne faut pas se limiter au principe du parrainage mais scruter le contenu de ce qui est proposé au Bénin et le contexte dans lequel il est mis en œuvre. Le contenu : seuls les députés et les maires peuvent parrainer un candidat. Au moins 16 parrainages sont exigés. Le contexte : les 83 députés sont à la solde du pouvoir Talon et plus de 70 maires sur 77 sont aux mains de ses deux partis politiques.
Le filtrage, tel qu’élaboré, est bel et bien une exclusivité de la démocratie béninoise.
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