A peine commencée, la COP28 est dans la tourmente. Son président, le sultan Ahmed al-Jaber, est accusé de s’être servi de son rôle d’hôte de la COP pour tenter de conclure des marchés dans les énergies fossiles. Un jeu pour le moins curieux qui ne dénote toutefois pas avec le comportement de certains États comme l’Indonésie, la Suède et… les Émirats Arabes Unis qui sont devenus des experts des crédits-carbone. Un mécanisme développé depuis l’Accord de Paris de 2015 qui permet de continuer de polluer.
Les crédits-carbone sont tout ce qu’il y a de plus légaux. Mais légalité et moralité ne font pas forcément bon ménage. Mais de quoi s’agit-il exactement ? En un mot, les marchés de crédits-carbone fonctionnent ainsi : ils permettent à de grandes entreprises ou à des pays de financer des projets environnementaux ailleurs sur la planète, capteurs de gaz à effet de serre, ce qui leur « achète le droit » de ne pas réduire leurs propres émissions chez eux. Une sorte de tour de passe-passe qui génère chaque année des milliards de dollars. Certains pays d’Afrique ou d’Asie ont d’ailleurs bien compris le bénéfice qu’ils pouvaient en tirer. Si ces derniers voient des régions entières protégées, voire reboisées, le revers de la médaille est cruel : les pays pollueurs continuent leur travail de sape contre le climat, aux antipodes des recommandations du 6e rapport du GIEC.
Le double discours des Émirats
Le principe est donc simple, et avalisé par toutes les grandes instances comme l’ONU et la Banque mondiale : je pollue, je paye pour stocker du carbone dans des réserves forestières ailleurs dans le monde afin de compenser mes propres émissions. En 2023, un pays en particulier n’a pas lésiné sur les moyens : les Émirats Arabes Unis, grâce à l’entreprise Blue Carbon LLC, dirigée par l’un des membres de la famille royale de Dubaï, le cheikh Ahmed Dalmook al-Maktoum. Blue Carbon a jeté son dévolu sur plusieurs pays d’Afrique afin d’acheter de vastes parcelles de forêt tropicale. Dernière cible en date : le Libéria, qui a « vendu » environ 1 million d’hectares de forêt aux Émirats sous la forme de crédits-carbone, soit 10% de la surface de son territoire. Quelques mois plus tôt, le Ghana avait fait de même avec une vente record de près d’un demi-milliard de dollars, tandis que la Zambie a elle aussi signé un protocole d’accord avec les Émirats pour la conservation de 8 millions d’hectares. D’autres pays d’Afrique pourraient bientôt suivre, comme la Tanzanie et le Gabon.
Ce type d’accord bilatéral – d’État à État le plus souvent – soulève d’inévitables questions parmi les organisations environnementales internationales. Selon la Coordination indépendante de la surveillance des forêts par exemple, cette pratique de devrait pas devenir la règle : « S’arroger des droits sur du carbone pour les commercialiser a des conséquences directes pour les populations en les privant de décider de l’utilisation de leurs terres. Le gouvernement doit avoir conscience qu’il se met en infraction des lois sur les droits fonciers s’il considère qu’il peut vendre le carbone de forêts qui ne lui appartiennent pas. »
Selon les Émirats, cette inquiétude n’a pas lieu d’être, la société Blue Carbon LLC ne ferait ainsi qu’aider « les entreprises et les services publics gouvernementaux à définir leurs cadres durables pour faciliter le passage à une économie à faible émission de carbone et atteindre leurs objectifs ‘net zéro’, en conformité avec la transférabilité des crédits en vertu de l’article 6 de l’Accord de Paris ». Mais la réalité des chiffres fait froid dans le dos : en achetant ces crédits-carbone, les Émirats peuvent surtout poursuivre l’exploitation de leurs ressources fossiles à un rythme effréné, et font toujours partie des pays les plus pollueurs au monde avec 21,8 tonnes de CO2 par habitant. Car la grande entreprise nationale d’hydrocarbure, ADNOC, continue de recracher dans l’air des tonnes de CO2. Un paradoxe que la presse ne cesse de dénoncer, alors que Dubaï s’apprête à accueillir la prochaine COP28 qui sera présidée par le sultan Ahmed al-Jaber, PDG d’ADNOC. Étrange casting.
L’Indonésie troque ses forêts contre son charbon
Apparus dans les années 2000 et mis en avant lors de la COP21 de 2015, les marchés-carbone se sont structurés ces dernières années afin de – officiellement – permettre une transition écologique plus rapide. Les crédits-carbone sont désormais devenus un marché mondial, et certains pays ont compris l’intérêt qu’ils pouvaient en tirer en développant un écosystème dédié, comme la Jordanie, le Chili ou Singapour. Selon la Banque mondiale, « la Jordanie est le premier pays en développement à avoir mis en place des systèmes de registre des émissions de GES et de suivi, notification et vérification conformes aux normes internationales. Mais pour que les marchés-carbone parviennent effectivement à réduire les émissions mondiales de GES, encore faut-il que ces émissions soient correctement comptabilisées et que les données soient dûment vérifiées et sécurisées ». Les failles du système tiennent à sa philosophie.
En septembre dernier, c’était au tour de l’Indonésie de se lancer dans la course, en créant sa première bourse consacrée aux crédits-carbone. Avec ses 275 millions d’habitants et un appétit énergétique grandissant, le pays a obtenu l’an dernier des membres du G20 à Bali des financements destinés à réduire sa dépendance quasi totale au charbon. Selon le président indonésien Joko Widodo, « le lancement de cette première bourse de crédits-carbone en Indonésie représente une réelle contribution de l’Indonésie à la lutte globale contre la crise climatique », précisant que cette bourse a un potentiel de 183 milliards d’euros. De belles promesses qui se heurtent à des réalités dont le pays ne peut pas s’enorgueillir : d’abord, l’Indonésie reste le premier exportateur mondial de charbon – battant même son record de production en 2022, comme ses voisins chinois et indiens ; ensuite parce que le gouvernement indonésien poursuit sa politique de construction de centrales à charbon.
Le cas de l’Indonésie interroge : l’archipel fait partie des premières victimes du dérèglement climatique. En 2022, le gouvernement a même décidé de déménager sa capitale administrative vers l’île de Bornéo où une ville nouvelle devra sortir de terre. Située sur l’île de Java, Jarkata devient invivable, s’enfonçant de 7,5cm chaque année. Sans compter sa très forte pollution atmosphérique. Le paradoxe indonésien se cache dans l’épaisse forêt tropicale de son territoire : « L’Indonésie joue un rôle très important pour la forêt, explique Hubert Testard, spécialiste de l’Asie et enseignant à Sciences Po. Détentrice de la seconde forêt primaire du monde après le Brésil, elle représentait entre 2000 et 2016 le quart des émissions mondiales de CO2 liées à la déforestation et à la dégradation des tourbières. Son bilan s’est heureusement nettement amélioré ces dernières années après un moratoire sur les nouvelles plantations et d’autres mesures de gestion de la forêt. » Devant les grands bailleurs internationaux, l’Indonésie a donc trusté la préservation de cette forêt contre la préservation de son modèle économique reposant sur le charbon. Une véritable aberration sur le papier.
Le cynisme de la Suède
Plus proche de nous en Europe, la Suède est elle aussi pointée du doigt pour son double discours. Le cas suédois est un cas d’école : le pays est l’un des meilleurs de la classe en vue d’atteindre le fameux ‘zéro émission’ d’ici 2050, mais la Suède est aussi l’un des pays qui investit le plus à l’étranger pour compenser ses propres émissions. La communauté scientifique du pays dénonce le cynisme du gouvernement dont la politique récente va à contre-courant de ce qu’il faudrait faire. « Une des raisons qui poussent les pays du Nord à investir dans les pays du Sud, c’est parce que c’est souvent moins cher de financer un projet dans le Sud que de le faire chez nous, déplore Kristine Christensson, chercheuse à l’Université de Copenhague et spécialiste des marchés-carbone. Replanter une forêt par exemple, on peut se poser la question : ‘Est-il juste que ces pays “nettoient” nos émissions carbones contre une petite rétribution, alors que nous avons gagné beaucoup d’argent grâce aux industries polluantes qui ont généré tout ce CO2 ?’ » Bonne question.
Nul doute que tous ces types de marchandages animeront les coulisses de la COP28 qui s’ouvre donc le 30 novembre à Dubaï. Malheureusement, édition après édition, le rendez-vous onusien en faveur du climat s’est surtout transformé en scène de négociations entre pays pollueurs et pays en voie de développement. L’édition 2023 ne risque pas de déroger à la règle.
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