Depuis plusieurs années, les industriels européens de l’aviation militaire multiplient les efforts pour contrer l’hégémonie américaine sur le marché des avions de combat. À travers le Rafale, l’Eurofighter et le projet SCAF, Paris, Berlin et Madrid veulent imposer une alternative crédible au F-35, symbole de la puissance technologique américaine et cheval de Troie commercial de Washington en Europe. Mais à mesure que les ambitions industrielles prennent forme, les divisions politiques et les arbitrages stratégiques viennent brouiller les cartes.
Alliances incertaines et promesses contradictoires
C’est un revirement belge qui a relancé les tensions. Alors que Bruxelles multiplie les appels en faveur de l’industrie européenne de défense, elle vient de renouveler sa confiance au F-35 américain, déjà en service dans ses forces aériennes. Cette décision surprend d’autant plus qu’elle intervient au moment où la Belgique manifeste son intérêt pour le programme européen de chasseur de nouvelle génération porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne. Une posture difficilement conciliable pour Éric Trappier, patron de Dassault Aviation, qui, lors de la présentation des résultats semestriels du groupe, a dénoncé une stratégie à double visage : s’associer au développement d’un avion européen tout en consolidant un partenariat de long terme avec les États-Unis.
L’exécutif belge n’est pas isolé dans cette ambiguïté. En Allemagne, la volonté affichée de coopérer au SCAF ne l’empêche pas de planifier une nouvelle commande de F-35. Et en Espagne, malgré le soutien institutionnel à l’Eurofighter, plusieurs figures du haut commandement plaident pour un alignement opérationnel avec l’avion américain. Ces signaux contradictoires alimentent le malaise dans les milieux industriels européens, où l’on redoute que les ambitions collectives ne soient vidées de leur substance par les décisions individuelles.
Le piège transatlantique
Au cœur de cette tension se trouve une dépendance technologique et stratégique difficile à briser. Les F-35 ne sont pas qu’un choix militaire : ils intègrent les forces européennes dans l’écosystème de défense américain, avec ses normes, ses données et ses protocoles. Ce verrouillage incite certains États à prioriser la continuité avec Washington plutôt que l’investissement dans des programmes plus lents, plus chers et politiquement plus risqués. Le F-35 devient ainsi un raccourci sécuritaire dans une situation de menaces multiples et de montée des tensions internationales.
Mais cette situation à court terme comporte des effets pervers. Elle affaiblit les efforts de structuration d’une base industrielle européenne, compromet l’autonomie décisionnelle à moyen terme et provoque une perte d’expertise technologique sur le continent. Pour les industriels comme Dassault, voir des partenaires européens acheter américain tout en réclamant une place dans un programme commun revient à participer au banquet tout en commandant à emporter chez le concurrent.
Un projet commun qui vacille
Le SCAF était censé symboliser une nouvelle ère de coopération européenne, avec une ambition : construire un appareil de rupture capable de rivaliser avec les standards dominants. Mais ce rêve collectif vacille face à une réalité plus fragmentée. Les choix stratégiques des États membres ne suivent pas toujours les discours, et les logiques nationales prennent souvent le pas sur les intérêts partagés. La colère d’Éric Trappier ne relève pas d’un simple agacement commercial : elle traduit une frustration plus profonde face à une Europe qui peine à choisir entre souveraineté et alignement.
Si les capitales européennes n’harmonisent pas rapidement leurs engagements politiques avec leurs décisions d’achat, le projet de défense industrielle commune pourrait s’éroder avant même d’avoir véritablement décollé. Dans cette bataille silencieuse pour la maîtrise du ciel, les États-Unis continuent d’avancer leurs pions avec méthode. Et pendant que l’Europe débat, elle se retrouve à acheter des ailes américaines pour voler… dans des directions opposées.



