Sénégal : Controverse sur des dons d’ordinateurs au Pôle Judiciaire Financier par l'ambassade des USA

Depuis sa création en septembre 2024, le Pôle Judiciaire Financier (PJF) est devenu une pièce centrale dans la lutte contre les infractions économiques majeures au Sénégal. Créé par la loi n°2023‑14 en remplacement de la Cour de Répression de l’Enrichissement Illicite (CREI), il a déjà instruit près de 300 dossiers et permis la saisie de plus de 15 milliards FCFA de biens divers. À Dakar, il est perçu comme un organe technique, rigoureux et ambitieux, chargé de traiter les dossiers les plus sensibles liés à la corruption, au blanchiment d’argent ou au financement illicite.

C’est dans ce contexte de montée en puissance que l’ambassade des États-Unis à Dakar a fait don de plus de 30 ordinateurs portables au PJF. Présenté comme un appui logistique destiné à renforcer la capacité de traitement des dossiers complexes, ce geste a été bien accueilli par certains partenaires institutionnels. Pour les diplomates américains, ce don s’inscrit dans une volonté d’accompagner la professionnalisation des services judiciaires et de soutenir leur collaboration avec des entités comme l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC).

Réactions contrastées et mise en cause de la souveraineté judiciaire

Mais cette initiative n’a pas fait l’unanimité. Dans le monde judiciaire, des voix dissonantes se sont rapidement fait entendre. L’avocat Pape Djibril Kanté, plus connu sous le nom de Karl Pape, a vivement critiqué ce qu’il considère comme un geste condescendant. À ses yeux, une institution aussi stratégique que le PJF ne devrait pas dépendre d’un partenaire étranger pour s’équiper en matériel informatique de base. Un internaute pose une question simple mais dérangeante : si cette structure n’a pas les moyens de s’offrir une trentaine d’ordinateurs, comment peut-elle prétendre affronter des réseaux de criminalité financière hautement organisés ?

Au-delà de la critique symbolique, des inquiétudes plus techniques ont également été soulevées. Des spécialistes de la cybersécurité ont mis en garde contre les risques potentiels liés à l’introduction d’équipements étrangers dans un système judiciaire censé garantir l’indépendance, la confidentialité et la sécurité des données sensibles. Ils appellent à un audit systématique du matériel reçu, à la fois sur le plan matériel et logiciel, avant toute mise en réseau ou utilisation active.

Entre pragmatisme et souveraineté : un équilibre à trouver

Cette controverse met en lumière un dilemme que rencontrent de nombreuses institutions publiques en Afrique : comment accepter une coopération extérieure sans fragiliser sa crédibilité ou sa souveraineté ? D’un côté, l’apport logistique d’un partenaire comme les États-Unis peut permettre des gains immédiats en efficacité. De l’autre, une dépendance trop marquée, même ponctuelle, peut générer suspicion et vulnérabilité.

Pour le PJF, cette affaire pourrait bien marquer un tournant. Non pas en raison de la valeur matérielle du don, mais parce qu’elle pose une question de fond : quels sont les moyens mis à disposition d’une structure appelée à incarner la rigueur, la neutralité et la puissance de l’État dans la lutte contre les élites financières délinquantes ? Si les ordinateurs offerts deviennent l’arbre qui cache la forêt des besoins non couverts, la polémique actuelle pourrait avoir le mérite de déclencher un débat salutaire sur les ressources structurelles de la justice financière au Sénégal. À l’heure où les enjeux de transparence sont plus que jamais scrutés, la symbolique d’un outil aussi banal qu’un ordinateur devient, à sa manière, un révélateur de tensions bien plus profondes.

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