«C’était une erreur historique de donner le droit de grève aux magistrats» Me Sadikou Alao

Il sonnait 17h22 hier quand nous avons fait irruption dans le bureau de Maître Sadikou Alao Ayo sis au premier étage d’un immeuble loge dans la Haie Vive l’un des quartiers résidentiels de Cotonou.

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 L’homme de droit nous attendait dans une pièce fort simple mais bien achalandée, au mur peint en blanc orné par quelques photographies de galerie et du maitre des lieux, de quelques attestations et certificats de diplômes. Dans la pièce truffée de documents divers se trouve un petit salon pour les visites et trois tables en forme de U au milieu desquels maitre Alao tournoie. C’est assis derrière ce bureau que maître Sadikou Alao, jovial, taquin et assez décontracté, nous a accordé, une interview. Le président de l’Ong Gerddes Afrique a, sans ambages, précisé que le droit de grève accordé aux magistrats est une erreur historique qu’il faut corriger surtout dans un pays qui aspire au développement. Soutenant qu’en France le droit de grève est interdit  aux magistrats, il assure que ces derniers ont assez de moyens pour se faire entendre. Lisez plutôt l’intégralité de l’interview.

LNT : Depuis l’introduction il y a peu d’une proposition de loi visant à retirer aux magistrats béninois le droit de grève,  la polémique enfle. Notamment en ce qui concerne l’exercice ou non par les magistrats français du droit de grève qui est le principal argument des initiateurs de la proposition. Qu’est-ce qu’il en est?

Me Alao : D’abord pour clarifier, il ne suffit pas d’imiter les autres. Il s’agit de faire ses propres lois adaptées à ses réalités, à son environnement socioéconomique et culturel. Maintenant pour répondre de façon claire à votre question, en France, les magistrats n’ont pas le droit de faire grève. Et cela date de 1958. Ce n’est pas récent. C’est vieux comme le monde. Les magistrats sont interdits de grève. Ce qui est logique. Parce que ceux qui sont chargés d’établir les autres dans leurs droits, s’ils se mettent à faire grève, c’est d’abord la violation de l’ensemble de ces droits et leurs négations. Ceux qui sont chargés de rétablir les autres dans leurs droits, où allons-nous ? D’ailleurs, nous en avons déjà vu et les conséquences sont dramatiques. Des dossiers perdus, et cela à jamais, des personnes qui sont détenues qui doivent être libérées qu’on ne peut pas libérer. C’est une mauvaise expérience. Les magistrats n’ont pas le droit de faire grève. Les magistrats ont d’autres moyens d’exprimer leur mécontentement. Ils ont les moyens de droit. Ils ont le droit de faire des recours contre les décisions administratives qui ne leur plaisent pas et c’est à eux de montrer l’exemple. Si les magistrats ne saisissent pas les juridictions chargées de trancher,  lorsqu’ils pensent que leurs droits sont violés, quel est le chemin qu’ils montrent au peuple ? Si ceux qui sont chargés de juger eux-mêmes évitent de soumettre leurs litiges aux juridictions compétentes, comment le peuple peut-il leur faire confiance ? Donc , disons le très bien que les magistrats en France comme dans de nombreux pays de manière logique n’ont pas le droit de faire grève. Cela est encore plus justifié pour les pays en développement où le rôle des magistrats pour le développement du pays est extrêmement important. Il y a des gens qui n’ont pas le droit de faire grève comme les Forces Armées, comme la Police etc., mais qui ont leurs moyens de manifester leurs mécontentements et d’être entendus. La magistrature n’est pas un métier comme les autres.

N’est-ce pas parce que les magistrats n’arrivent pas à se faire entendre que le droit leur a été reconnu comme tout citoyen par la Constitution?

Le droit de grève n’est pas reconnu aux magistrats dans la Constitution. La constitution affirme les droits des citoyens et les libertés essentielles. Les magistrats doivent jouir de l’ensemble des libertés mais adaptées à leur profession. Comme c’est le cas des militaires, policiers et autres. C’était une erreur historique dans le débordement de l’octroi de certains droits et libertés qu’on ait donné le droit de grève aux magistrats. Je le dis en prenant toute la mesure de ce que cela implique. Les pays pauvres ne peuvent pas se permettre d’octroyer ce droit surtout que les gens ne savent toujours pas gérer les droits qui leur sont octroyés. Quand vous affirmez que c’est peut-être parce que les revendications des magistrats n’aboutissent pas, je ne me souviens pas de beaucoup de cas où les magistrats ont attaqué des décisions prises par le pouvoir exécutif devant les juridictions au point de n’être pas écoutés. Parce que ceux qui doivent juger sont des magistrats eux-mêmes. Donc ils doivent être avisés de ce qu’ils peuvent réclamer et de ce qu’ils ne peuvent pas réclamer. Je dis que la meilleure façon de faire pour les magistrats, c’est d’abord de saisir les juridictions. Et s’ils pensent que les politiques comme c’est le cas en Europe se moquent d’eux de temps en temps, ils ont d’autres moyens de faire grève. Et l’exemple des documents que je vous donne sur le cas de la France où à la suite des évènements de Sarkozy, des jeunes magistrats ont voulu protester, les aînés leur ont rappelé qu’ils n’ont pas le droit de faire grève et qu’il y a beaucoup de manière de manifester son désaccord, sa désapprobation que de rentrer en grève, ce qui est interdit par la loi.

Dans le contexte actuel où l’Exécutif semble avoir une main=mise sur le judiciaire, est-ce qu’il n’est pas à craindre que le retrait du droit de grève aux magistrats porte entorse à notre démocratie?

Non. Pas du tout ! Les policiers n’ont pas le droit de faire grève, les militaires non plus, mais cela n’enlève rien à notre démocratie. Est-ce que notre démocratie doit rimer avec arrêt de travail ? Est-ce qu’un pays démocratique est un pays où la justice ne doit pas être rendue parce que le juge estime que dans les nominations on a violé telle et telle autre règle, alors qu’il y a d’autres instances qui sont compétentes pour cela? Les libertés sont octroyées par la Constitution à tout le monde mais selon votre profession, ces droits sont réglementés pour permettre aux pays de faire face à l’intérêt général. L’homme et la femme sont égaux devant la Constitution mais l’homme est le chef de la famille , sans que cela ne réduise la portée de notre Constitution. Vous avez beaucoup de lois qui sont limitées compte tenu de la profession que vous exercez. Et cela n’entrave en rien l’efficience de la Constitution. On dit que votre liberté s’arrête là où commence celle des autres. Toute constitution est obligée de réglementer les libertés selon les professions. Les libertés octroyées par la Constitution sont toujours réglementées compte tenu des exigences de la Nation. Je crois que c’est une mauvaise compréhension de penser que  si on arrache le droit de grève aux magistrats que notre système démocratique sera reconnu comme le moins avancé du monde. Ce qui est important dans les libertés, c’est de donner satisfaction aux intérêts généraux les plus importants des populations pour permettre d’aller vers le développement. Et les pays pauvres en ont plus que besoin que tout le monde. Ce ne sont pas les grèves à répétition et l’usage abusif du droit de grève qui permettra à notre démocratie d’être reconnue comme une démocratie avancée. Au contraire, ça nous appauvrira. Et ça fera de nous pendant longtemps encore des mendiants alors que nous devons sortir de la mendicité.

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Dans la proposition de loi à l’Assemblée, on a dit qu’on  veut retirer environ 8 droits aux magistrats, qu’est-ce qu’il en est et quelle est votre appréciation sur ce fait?

C’est un projet que je ne connais pas dans ses détails mais il faut dire que le point le plus important c’est l’erreur historique qui a été commise en octroyant le droit de grève aux magistrats. Mais les magistrats comme d’autres professions ont ce que nous appelons l’obligation de réserve. Cette obligation de réserve fait que pour se mêler à certaines activités ,politiques, par exemple, ils doivent faire très attention. L’appartenance à un parti politique, le fait de se prononcer sur des choses politiques publiquement, le magistrat doit faire très attention. Maintenant si le projet qui est à l’Assemblée est trop rigide, il faudrait l’assouplir parce qu’il ne s’agit pas de supprimer pour une corporation les droits garantis par la Constitution de manière brutale et totale. Il s’agit de retirer à chaque profession ce qui, s’il était octroyé, serait contraire aux intérêts de la majorité des populations. Donc, il y a un équilibre à trouver. Le droit de grève n’aurait jamais dû être octroyé aux magistrats. Les libertés fondamentales, celles qui sont compatibles avec notre existence en commun en dehors de l’obligation de réserve ne doivent pas être interdites aux magistrats.

Réalisation : Arthur Selo & Yao Hervé Kingbêwé

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