Jean Pliya ou le bonheur au présent

Profondément attaché à ses origines, soucieux du destin de son « coin de terre », animé d’une conscience d’appartenance qui fait de lui un des meilleurs fils de son pays, un Africain authentique, bien connu et admiré de ses compatriotes, Jean Pliya est aujourd’hui l’une des figures de proue de la littérature d’expression française au Bénin.

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Ancien directeur de cabinet du ministre de l’éducation nationale (1961-1963), ancien ministre de l’information et du tourisme (1963), ancien directeur de cabinet du président de la République (le général Soglo), ancien député d’Abomey, ancien Premier Secrétaire de l’Assemblée nationale du Dahomey (1964-1965), ancien recteur de l’Université Nationale du Bénin (1981-1983), il est professeur de géographie de son état, actuellement en poste à l’Université de Niamey au Niger, après avoir enseigné successivement au Dahomey, en France, au Togo et au Bénin.

Dans son pays comme à l’étranger, l’écrivain est surtout connu comme dramaturge, auteur de Kondo, le requin (1966) et de La secrétaire particulière (1970). En effet, sa première pièce qui a obtenu, en France, le Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire en 1967 et, l’année suivante, le deuxième Prix au Concours théâtral inter-africain de l’Office de Radiodiffusion et de Télévision Française (ORTF), a contribué pour une large part à établir sa réputation. Mais cette réputation, il la doit aussi et surtout au dynamisme de la troupe scolaire et universitaire « Les cerveaux noirs » qui, enthousiasmée par l’orientation idéologique de son théâtre, n’a pas attendu la consécration de Paris pour monter Kondo, le requin (dont certains Béninois ont également eu l’occasion d’apprécier la version fon), puis La secrétaire particulière qui, elle, n’a pas retenu l’attention du jury de l’ORTF. « Les cerveaux noirs » ont présenté ces deux pièces dans plusieurs pays africains et à l’étranger. Kondo, le requin a été jouée exactement trente-six fois (!) entre 1966 et 1968.

Cependant, le théâtre n’est qu’une facette de l’œuvre dont la chronologie laisse apparaître un itinéraire menant l’écrivain de la nouvelle au roman. C’est en effet, en 1963, à 32 ans, que Jean Pliya entra en littérature en remportant avec « L’arbre fétiche » le Premier Prix à un Concours de la nouvelle africaine organisée par la revue française Preuves.

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D’abord publiée dans cette revue, « L’arbre fétiche » donna son titre à un volume édité en 1971 chez CLE à Yaoundé et contenant trois autres nouvelles ayant également fait l’objet d’une première publication dans différentes revues. En 1977, paraît un autre recueil de nouvelles, Le chimpanzé amoureux, suivi d’un recueil de « contes et récits traditionnels du Bénin », La fille têtue (1982), d’un essai, La conquête du bonheur par la pensée créatrice et la force de l’esprit (1982) et, enfin, d’un roman longtemps attendu, Les tresseurs de corde (1987). Le célèbre dramaturge est donc en réalité un écrivain fécond ayant un peu touché à tous les genres – on a pu lire de lui quelques poèmes dans l’hebdomadaire Afrique nouvelle, et dont l’œuvre diversifiée trouve sa cohérence dans l’expression d’une certaine conception du bonheur.

Pour une conscience historique

Il semble que la brève carrière politique de Jean Pliya (1961-1965) a été déterminante pour sa production littéraire. Le militant nationaliste des années 50 s’est alors mis à s’interroger sur les grands desseins qu’il nourrit pour son pays et l’Afrique à la lumière des réalités sociales et des errements politiques dont il est devenu, de par sa position, un observateur privilégié. Comment peut-on s’en sortir et bâtir une nation où il fasse bon vivre pour chacun et pour tous ? Cette question, que bien des Béninois d’aujourd’hui se posaient avant 1972  avec cette différence qu’ils la formulaient au présent, est à l’origine de la vocation littéraire de Jean Pliya.

Si Kondo, le requin n’est pas – nous l’avons montré – son premier texte, il représente sans aucun doute le premier temps fort de cette interrogation dont l’adhésion du public béninois et africain a souligné le caractère collectif. Ce succès de Kondo, le requin est la meilleure réfutation des réserves exprimées par certains critiques européens, « grands connaisseurs de l’Afrique », qui, comme un certain Alain Ricard, ont reproché à la pièce de n’être ni tout à fait moderne ni suffisamment africaine, de sacrifier le langage théâtral à un langage adopté, l’action dramatique à la rhétorique. Si ces donneurs de leçons qui prétendent apprendre l’Afrique aux Africains s’étaient plutôt décidés à mettre eux-mêmes leurs recettes africanistes en pratique, ils eussent certainement répondu au besoin d’exotisme du public européen sans rencontrer en Afrique le même accueil favorable. Mais, parce que nous écrivons en leur langue, ils ne voient en nous que d’éternels élèves en quête de bonnes notes…

La quête de Jean Pliya dans Kondo, le requin est tout autre.

Pour l’ancien militant nationaliste, comme pour l’historien – car Pliya est professeur de géographie mais aussi d’histoire – , un peuple sans conscience historique est un peuple condamné à être éternellement malheureux, à végéter dans le concert des nations. En 1965, c’est-à-dire au lendemain de ce qu’il est convenu d’appeler « les indépendances », l’Afrique avait besoin de reprendre possession de son histoire et Jean Pliya fait partie, avec Amadou Cissé Dia, Mbengue Mamadou Seyni, Cheik AliouNdao, Martial Malinda et bien d’autres, de ceux de ses fils ayant délibérément choisi de l’y aider. On a pu ainsi assister à un événement littéraire inouï en Afrique : l’entrée de l’anticolonialisme au théâtre.

Pour Jean Pliya comme pour les autres dramaturges africains qui se sont intéressés à l’histoire, il s’agit moins de dénoncer la situation coloniale que de réparer les dégâts commis à sa faveur, c’est-à-dire, en somme, de « mettre un peu d’ordre dans la maison » en redonnant de l’éclat à ce que l’oxydation idéologique a occulté ou terni : un grand ménage. Et comme tout grand ménage, il s’attaque aux vieilles taches, en projetant un nouvel éclairage sur l’avènement de l’ère coloniale perçue non plus sous l’angle de la conquête (point de vue du colonisateur et du théâtre pontin) mais celui de la résistance à l’envahisseur.

Ce renouveau idéologique s’accompagne de son corollaire esthétique : de culturaliste et folkloriste qu’il était pendant la période coloniale, le théâtre africain est devenu épique. La dramaturgie s’est fait souvenir et célébration, rite et solennité, procession majestueuse et pèlerinage aux sources ardentes de l’identité perdue, ascension abrupte vers les hauteurs patinées, ruée fougueuse vers les grandeurs, dans la chaude exubérance des désirs enfin libérés et au rythme enivrant des colères insoumises. Jamais, en Afrique, le théâtre n’a été aussi près de l’ambition dramatique, de la ferveur partagée. A l’action ont été restituées sa densité et sa cohérence, à la parole son poids, au silence sa gravité et son écho. Il ne pouvait en être autrement à cette époque-là, n’en déplaise aux africanistes.

Mais, ce qui fait l’originalité de Kondo, le requin dans ce courant, c’est que la célébration du patriotisme et de l’héroïsme de Gbêhanzin ne va pas sans discernement et les aspects sombres de son règne sont aussi révélés avec une courageuse lucidité qui accroît l’intérêt de la pièce. Au-delà de la tragédie du roi dont la charge émotionnelle a joué un rôle prépondérant dans sa fortune, Kondo, le requin vise aussi le présent, la vie politique dans l’Afrique indépendante.

Lorsque, à un moment particulièrement poignant du drame et tout en ayant pleine conscience des raisons de sa défaite, Gbêhanzin semble reconnaître les erreurs du pouvoir royal et la fragilité devant la force de tout pouvoir fondé sur la force ; lorsque, pensant à la sombre ère de domination étrangère et d’aliénation qui s’ouvre pour son peuple, il se pose la question suivante : « Quand un homme renie sa dignité, est-il encore quelque chose ? », c’est bien une manière pour Jean Pliya d’interpeler ses contemporains sur les problèmes actuels d’une Afrique à la dérive, une invitation à se ressaisir, à tirer leçon du passé pour construire un présent où soient possibles le bonheur et l’épanouissement de l’individu et de la collectivité. La même idée sera reprise vingt ans plus tard dans Les tresseurs de corde : chaque génération, chaque individu doit se considérer comme le maillon d’une chaîne, ou encore – pour prendre une autre image tirée de la sagesse populaire africaine – un tresseur de corde. «  Si le cordier oublie comment ceux qui l’ont précédé tressaient leur corde, la sienne ne conviendra sûrement pas au puits de son village ».

Réconcilier le temps avec le milieu

Cet humanisme exigeant et concret, nous le retrouvons dans plusieurs nouvelles, comme, par exemple, dans « L’arbre fétiche » que Jean Pliya a écrit pendant qu’il assumait de hautes fonctions politiques.

Doit-on bafouer les croyances d’un peuple au nom du progrès ? A cette question « L’arbre fétiche » apporte, en vérité, une réponse plutôt nuancée : si la nécessité de mettre nos pays sous-développés en phase avec la modernité impose aux dirigeants africains des décisions parfois audacieuses, les croyances sincères sont, elles aussi, dignes de respect. Construire un pays, ce n’est pas seulement aménager l’espace, se préoccuper du visible et de la vie matérielle suivant les exigences d’un monde en constante évolution ; c’est aussi ménager la vie culturelle de ceux qui l’habitent pour ne pas y introduire des perturbations trop brutales. A ne pas chercher à réconcilier le temps avec le milieu, on sacrifie souvent la vie au désir de la rendre meilleure.

Cependant, l’écrivain est loin de faire preuve d’un conservatisme aveugle. Loin aussi – n’est-il pas catholique pratiquant ? – de prendre la défense systématique de cette culture dont certains aspects se révèlent néfastes pour l’équilibre de l’individu et la paix sociale. La nouvelle « Le gardien de nuit » dans le recueil intitulé L’arbre fétiche en témoigne, qui présente la sorcellerie comme une plaie, une atteinte intolérable au droit à la vie et à la liberté de l’homme maintenu dans la peur constante d’une mort mystérieuse.

Réconcilier l’homme avec lui-même et avec la nature

L’individu, libéré de la tyrannie des forces obscures, devrait pouvoir se réconcilier avec lui-même, gérer sa propre vie de manière à en profiter au maximum. C’est, nous dit Jean Pliya, pour l’aider à connaître les lois de la réussite qu’il a écrit La conquête du bonheur par la pensée créatrice et la force de l’esprit. Projet prétentieux, s’il en fut. Mais Pliya ne s’embarrasse pas des « qu’en dira-t-on » ; il dit ce qu’il sait, il donne ce qu’il a, y croit dur comme fer et en parle avec une passion communicative.

L’esprit qui anime cet essai de psychologie pratique est, en réalité, présent dans toute l’œuvre de l’auteur. Ainsi nous pouvons, par exemple, lire dans un des contes de La fille têtue : « Si tu penses richesse, je te donne richesse, si tu penses pauvreté, je te la donne également. Telle est la loi. Tu es seul responsable de ta triste vie » ; ou encore : « N’oublie pas que le bonheur des hommes dépend de leurs pensées, de leurs paroles et de leurs actes ».

A ces préceptes doit s’ajouter une bonne connaissance de la nature qui constitue l’atout le plus important de l’homme dans sa quête du bonheur. En effet, la nature met à sa disposition tout ce dont il a besoin en matière d’hygiène de vie et de traitement des maladies. Cette conviction, critiquable mais sincère, que Jean Pliya exprime longuement dans Les tresseurs de corde, s’est aussi traduite par la création de l’Association des Harmonistes du Bénin et la publication d’ouvrages ayant trait à l’hygiène alimentaire comme le Guide pratique pour une cure diététique de désintoxication (1974) et, en collaboration avec Rose Pliya, son épouse, l’Alimentation de santé en Afrique tropicale (1974)

Etablir l’harmonie entre les hommes

La foi inébranlable en la capacité de l’individu à atteindre le bonheur par sa force intérieure n’est cependant pas un culte de l’individualisme. L’harmonie que l’homme doit rechercher pour lui-même n’aurait aucun sens dans une société livrée à la corruption, à la misère, aux inégalités criardes, à l’incompréhension entre les nantis et la masse démunie.

C’est bien pour cela que Pliya punit Chadas, le fonctionnaire irresponsable, lubrique et corrompu de La secrétaire particulière, arrache d’autorité – mais en douceur – au « Monsieur à la Chambord » de sa nouvelle « La voiture rouge » un cadeau de Noël inespéré pour Mensavi, ce fils d’indigents, impose au jeune ingénieur de « L’homme qui avait tout donné » un devoir de solidarité et de convivialité, en lui faisant régler l’ordonnance du vieux paysan analphabète Fiogbé – même s’il ne réussit pas à établir la communication entre les deux personnages. « Faites un effort, suivez l’exemple, essayez ! Vous ne réussirez certainement pas toujours mais la vie n’en sera que plus humaine » semble-t-il nous dire.

Un sourire vaut mieux qu’un slogan

L’accent mis sur la nécessité pour l’homme de se prendre en main tout en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour l’harmonie sociale, se double d’une invitation à la méfiance envers la politique et, plus particulièrement, les idéologies qui asservissent, écrasent allègrement l’individu, en lui imposant de conjuguer le bonheur au futur. Dans « La palabre de la dernière chance », nouvelle publiée dans Le chimpanzé amoureux, Sovi expulsé de son parti, découvre à cette occasion que « le vrai bonheur » se trouve ailleurs ! Il en est de même, dans Les tresseurs de corde, pour Trabi qui échappe de justesse à la machine infernale du « parti unique victoriste » qu’il a fidèlement servi jusqu’alors, et qui renaît à la joie de vivre à la campagne, auprès d’humbles paysans.

Pour Jean Pliya, aucun régime politique ne peut prétendre conduire un peuple au bonheur si, au préalable, il ne pèse le poids de ses traditions, la force de ses coutumes, les détours de ses pensées ; s’il ignore ses conditions de vie, ses problèmes quotidiens, ses besoins primaires. « Le sauvetage de l’humanité dépend de la réussite ou de l’échec de l’aventure de chaque homme ». Tout pouvoir qui ignore ce précepte ne peut conduire qu’à la ruine.

« Mes livres ne finissent jamais sur un échec. Gbêhanzin n’a pas échoué… », déclare Jean Pliya. C’est dire que, même dans les moments les plus difficiles de sa vie, l’homme doit pouvoir rester optimiste, car le bonheur, c’est aussi d’être capable de trouver dans l’échec les raisons d’espérer. Idéalisme ? Sans doute ! Mais il y a là aussi quelque chose de très profondément humain, une immense générosité, à la fois donnée et à conquérir. La chance ne sourit qu’à ceux qui croient à l’utopie.

 

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