La philosophie du « Du gbè »

« Du gbè ». Littéralement, en langue fon, « Mange la vie ». Car, dans l’espace ethnoculturel du sud du Bénin, la plupart des communautés se font fort de « manger » tout ce qu’elles tiennent pour essentiel. Ainsi, « Edu gan », « il a mangé le pouvoir », pour dire qu’il a accédé au pouvoir. « Edu hugnan », « il a mangé la honte », pour dire qu’il a eu honte. « Edu su », « il a mangé une règle établie » pour dire qu’il a violé une loi naturelle ou transgressé un interdit. Comment comprendre cette notion fon de « Du gbè » ? Que recèle-t-elle de sens et de signification ?

Publicité

La première idée forte que nous retenons de la notion de « Du gbè », c’est que la vie est un don de la nature. Elle est abondamment et généreusement offerte à l’homme. A charge pour lui de la croquer à belles dents. Le « Du gbè » consisterait ainsi à voir le bon côté de la vie, à jouir des bonnes choses de la vie : bien boire, bien manger, bien dormir, vivre en paix…

De ce point de vue, toutes choses égales d’ailleurs, le « Du gbè » ressortit à une forme d’hédonisme. Il s’agit de cette doctrine qui prend pour principe de la morale, la recherche du plaisir, de la satisfaction et l’évitement de la souffrance. On n’est pas loin d’une certaine idée du bonheur qui mélange et confond bien-être et plaisir, enchantement et satisfaction. Le « Du gbè », c’est un peu le paradis sur terre.

La deuxième idée, c’est que ce paradis va bien au-delà des frontières de la terre. Les bonnes choses qu’il offre sont inépuisables. Chacun est appelé à prendre sa part dans cet océan de bonheur, selon sa convenance, selon ses capacités. D’où l’expression fon « Na du gnin ton si mê » pour dire, je   tirerai le maximum de la vie. Et la société reconnaît, non sans une pointe d’admiration, celui qui a ainsi compris les choses. C’est, dans l’imaginaire populaire, le « Gbè du to », littéralement, « celui qui mange la vie », celui qui tire le meilleur de la vie.

Malheureusement, le « Du gbè » ainsi vu, peut vite se parer des  tares de l’excès : débordements en tous genres, dérèglement moral et autre. Nous ne sommes plus loin du désordre et de la débauche. Ce glissement de la notion du  » Du gbè », en ferait ainsi une sorte d’anti épicurisme, la doctrine d’Epicure fondée sur une recherche raisonnée du plaisir. Ce qui a fait écrire à Rousseau que « S’abstenir pour jouir, c’est l’épicurisme de la raison ».

Publicité

Mais comme on le sait, l’excès, en tout, nuit. Et c’est l’excès dans le « Du gbè » qui piétine, bien souvent, les exigences d’un vrai développement humain. Pensons à nos funérailles, mariages et baptêmes grandioses. « Du gbè » se comptabilise, à ces occasions, en nombre de bœufs tués, en nombre de mets servis, en nombre de convives reçus, en nombre de millions de   francs dépensés. Pensons également aux dégâts collatéraux de tous ces débordements, tristes conséquences d’un train de vie d’enfer : hyper tension artérielle, accidents cardio-vasculaires (AVC), surmenage, stress, diabète, obésité …

Après ce tour d’horizon du « Du gbè » et face aux impératifs du développement de l’Afrique, que dire pour tirer de cette notion d’utiles enseignements ? Nous pouvons distinguer trois types de « Du gbè » représentés par trois types d’animaux : le hanneton, la cigale et la fourmi.

Le « Du gbè » du hanneton. C’est celui qui fait butiner les plaisirs de la vie à toutes occasions, en courant d’une fleur à l’autre. C’est la culture de la cueillette, synonyme de prédation sans effort. On est dans le nomadisme du plaisir, lesté d’une forte dose de parasitisme. On vit, en fait, aux dépens des autres. Parfaite illustration du « koko » ivoirien.

Le « Du gbè » de la cigale. C’est celui qui met au centre les plaisirs présents. Sans se soucier du lendemain. C’est le « Du gbè » de l’instant. Cela consiste à manger son maïs en herbe. A tout bouffer, aujourd’hui, quitte à être à la diète demain. Nous sommes dans une forme d’inconscience du plaisir ou d’insouciance dans les plaisirs.

Le « Du gbè » de la fourmi. C’est celui qui fait travailler d’arrache pied pour rendre la vie « mangeable ». Un « Du gbè » de raison qui impose de s’assurer, par le travail, de manger   durablement et sagement la vie. Que dire de plus ? Que l’appétit de vie de chacun soit à la mesure de son choix.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Publicité