Bénin : Patrice Talon ou l’art de la rupture à plusieurs vitesses

Un peu plus de trois mois après son avènement au pouvoir, le richissime homme d’affaires béninois Patrice Talon  imprime sa marque à la gouvernance du pays. A l’analyse, il se dégage  du deux poids deux mesures dans la «rupture» tant promise aux Béninois.

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Sobriété, méthode, discrétion, austérité, et suspicion. S’il était donné de résumer en peu de mots le visage de la gouvernance du Bénin 100 jours après l’avènement du régime du président Patrice Talon, vainqueur du second tour de la présidentielle de mars 2016, ces termes conviendraient bien.  

Elu par 65% des électeurs, Patrice Talon, quatrième président du Bénin post-conférence nationale a bâti sa communication de campagne autour de deux concepts majeurs : rupture et nouveau départ. Depuis sa prestation de sement à Porto-Novo le 06 avril 2016, les premières actions de son gouvernement s’inscrivent dans cette logique. Réduction du train de vie de l’Etat à travers la formation d’un gouvernement restreint de 21 membres, abrogation de décrets controversés pris par l’ex-président Boni Yayi, aux derniers jours de son règne, suppression d’institutions jugées budgétivores, définition d’un nouvel organigramme type des ministères avec suppression de plusieurs postes, annulation de concours frauduleux ; sans occulter le retour de la filière coton au secteur privé avec la fin des subventions de l’Etat pour ne citer que celles-là.  Début juin, le ministre d’Etat chargé du développement, Abdoulaye Bio Tchané révélait à notre confrère Le Monde que Boni Yayi avait vidé les caisses de l’Etat. Et pour les renflouer, le gouvernement du Nouveau Départ a «d’abord réduit le train de vie de l’Etat, c’est un signal important. Moins de ministres et moins de collaborateurs pour chaque ministre. Puis, on supprime un certain nombre d’institutions, comme les hauts commissariats qui dépendaient directement de la présidence et doublonnaient avec des ministères. Tout cela économise entre 150 et 200 postes sur les 21 ministères.» Comme aboutissement de ce premier processus de rationalisation des dépenses publiques, l’adoption fin juin par l’Assemblée nationale du projet de loi rectificatif de la loi de finances 2016. Le collectif budgétaire fait passer le budget général de l’Etat des 1500 milliards Fcfa hérités du régime Yayi à 1400 milliards Fcfa. Ce budget rectifié cadre avec les «orientations prioritaires du gouvernement en lien avec les besoins prioritaires exprimés par les populations », soulignait le 08 juin, le ministre d’Etat secrétaire général à la présidence lors de sa conférence de presse d’après Conseil des ministres.

Tout en rectifiant certaines erreurs commises par son prédécesseur, le président Patrice Talon pose aussi de nouveaux pas, déroule son projet de société. Les Béninois l’attendant sur ses propres actions; les nombreuses réformes promises pendant la campagne électorale. Pour le moment, les plus en vue ont été lancées dans l’éducation et au niveau politique et institutionnel. Pour repenser l’éducation béninoise, la rupture a créé deux organes. A savoir, un comité technique chargé de la mise en œuvre et du suivi des réformes et de l’amélioration du système éducatif et  une commission chargée de la mise en œuvre et du suivi de la zone franche du savoir et de l’innovation, l’une des réformes majeures du président Talon dans le secteur éducatif.

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Dans le registre des réformes politiques et institutionnelles, la création de la Commission Djogbénou, du nom du garde des sceaux qui l’a présidé. Composée de 35 membres issus des plus grandes formations politiques du pays et de certains cercles professionnels, cette commission a déposé son rapport début juillet. Ses propositions font déjà débat dans l’opinion, avec une cristallisation autour de la question du mandat présidentiel unique et le référendum constitutionnel en vue.

Poudre aux yeux

«Quand on observe Patrice Talon, on sent de la méthode dans son style de gestion », commente Christian Abouta, évaluateur des politiques publiques et jeune leader du Bénin. « Pour le moment, la rupture tant annoncée ressemble juste à de la poudre aux yeux », contredit pourtant un observateur averti de la vie politique béninoise. Dans bien des cas, certains actes du chef de l’Etat et de son gouvernement remettent en cause la rupture vendue aux Béninois.

D’abord au niveau des nominations, la probité et l’intégrité de certaines personnalités promues par le Nouveau Départ laissent à désirer. «Sur les nominations, presque trois mois après l’installation du Président Patrice Talon, la rupture tarde à venir», se désole d’ailleurs la Confédération syndicale des travailleurs du Bénin (Cstb).

« Les nominations actuellement opérées, dans une opacité surprenante, inquiètent  les travailleurs et le peuple. La compétence n’est, apparemment, pas le critère essentiel dans les nominations », déplore dans un communiqué le secrétaire général Paul Essè Iko et ses camarades. « Il faut avoir, semble-t-il, poursuit le document mouillé le maillot ou être proche du  Président ou de ses amis  pour être nommé,  même  si on est ancien pilleur de l’économie nationale ou si on est de moralité douteuse. » Ensuite, le paiement à double vitesse de la dette intérieure, estimée à 160 milliards de Fcfa. A son tout premier conseil des ministres, le gouvernement a autorisé le paiement 12, 5 milliards de redevances de réquisition aux usines d’égrenage de coton de la Sodeco (Société de développement de coton) dont Patrice Talon est l’actionnaire majoritaire. Pourtant, pour le reste de la dette intérieure, au nom de la «la gestion rigoureuse des finances publiques» le gouvernement dit vouloir la «regarder de plus près » avant d’enclencher le processus du paiement. Mais pourquoi n’avoir pas appliqué le même principe aux redevances de réquisitions? Dans le même secteur du coton, des sources révèlent que pour la campagne 2016-2017, l’engrais coton a été acquis sans appel d’offres.  Selon la lettre du continent n°729 du 11 mai 2016, lors de sa visite à Paris fin avril, le président Patrice Talon a passé directement une commande de 50 000 tonnes d’engrais auprès de l’un de ses anciens fournisseurs. Ce qui repose le problème du conflit d’intérêts redouté par nombre d’observateurs de la vie politique béninoise  depuis l’annonce par l’homme d’affaires de ses ambitions présidentielles en août 2015. « Je suis sorti de toutes les participations qui pouvaient prêter à un conflit d’intérêts. J’ai vendu mes parts ou je les ai cédées à mes héritiers et à des actionnaires. A titre personnel, je n’ai rien gardé. Ce n’est plus utile pour moi», se defendait pourtant le “Ruptureman”  dans les colonnes de Le Monde fin mai. «Même si vous l’avez cédé à un ami, à des partenaires, à des inconnus ou à vos enfants, vous gardez toujours un œil sur ce que vous avez bâti», nuance-t-il moins de deux mois plus tard   dans Jeune Afrique. Dans certains cercles, l’on est convaincu que Patrice Talon profite de sa nouvelle fonction pour reprendre ses positions, – bousculées à cause la guerre  avec son prédécesseur et ennemi intime Boni Yayi- dans l’économie béninoise; le coton et le secteur portuaire. D’ailleurs, cela pourrait être l’une des réelles motivations de son ambition présidentielle, désormais une réalité.

Assez de discrétion!

Enfin, tous les soupçons de conflit d’intérêts au sommet de l’Etat  sont renforcés par la trop grande discrétion du président de la république, qui semble avoir fait du secret l’un des pans de son style de gestion. Visiblement, le locataire de la Marina depuis le 06 avril 2016 se préoccupe peu du droit du citoyen à l’information, principe majeure de la démocratie moderne. Les Béninois ne savent rien des activités quotidiennes de leur chef d’Etat. Aucune communication officielle sur ses déplacements; à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. Il y a un peu comme un mépris pour le citoyen. « Qui travaille, confère-t-il tout le temps ? Il faut admettre que l’état du pays appelle une concentration absolue de sa part et la recherche résolue des solutions de sortie de toutes nos crises : politiques, économiques, sociales », justifie, à cet effet, le ministre de la justice, garde des sceaux, Joseph Djogbénou.  Le chargé à la communication média du chef de l’Etat, Edouard Loko, parle de «normo-communication». «Le président Talon verse dans de l’anti-yayisme systématique. Il faut craindre Patrice Talon parce qu’il est à la fois discret, fûté et méthodique. En matière de gouvernance, il pourrait faire pire que son prédécesseur», avertit une haute personnalité béninoise.

Après 100 jours de gestion, faut-il déjà commencer à désespérer ou accorder un plus de temps à l’homme qui veut être porté en triomphe par les Béninois à la fin de son mandat? Les avis seront sans doute partagés.

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