Depuis un certain moment, le débat sur le franc de la communauté financière africaine en Afrique de l’Ouest ou de la coopération financière en Afrique centrale (CFA) se fait de plus ample dans certains pays africains. Des mouvements anti-CFA ont vu le jour et des manifestations ont été organisées dans plusieurs pays pour dénoncer le franc CFA comme un instrument d’aliénation. D’aucuns pensent que cette monnaie est un gage de stabilité et de contrôle de l’inflation tandis que d’autres y voient un instrument de sous-développement et de pauvreté. Quel a été l’impact du franc CFA sur le développement des pays de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africain (UEMOA) et de la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC)? Faut-il maintenir cette monnaie ou non? Si elle doit être maintenue, faudra-t-il un taux de change fixe par rapport à l’euro ou un taux de change flexible?
En économie, il n’y a pas une définition standard unanime du mot monnaie. Pour A. Chaineau, la monnaie désigne l’ensemble des moyens de paiements, c’est-à -dire l’ensemble des actifs acceptés partout, par tous et en tous temps et qui permet d’acquérir un bien ou un service. La monnaie sert à évaluer un bien ou un service (c’est un instrument de mesure de valeur), au règlement des échanges (un instrument de transaction) et comme un instrument de réserve car elle offre la possibilité de différer sa consommation dans le temps, au moyen de l’épargne.
Pour effectuer des échanges entre eux, les pays ayant des monnaies différentes utilisent le taux de change. Le système de change désigne l’ensemble des principes et règles qui organisent le cadre dans lequel la valeur de la monnaie est déterminée. Cette valeur, appelée taux de change, peut être déterminée par rapport à une ou plusieurs monnaies étrangères (L. Yougbaré, 2009). Le taux de change est alors la valeur d’une monnaie par rapport à une autre monnaie. Le taux de change entre dans les arbitrages qui guident les décisions des agents économiques dans leurs transactions sur les biens et services ou le placement de leur épargne. Il existe trois catégories de régimes de change. Il y a le régime de change flexible (le dollar américain), le régime intermédiaire (le yen chinois) et le régime fixe. Dans le régime de change fixe, le cours de la monnaie est fixé par rapport à une monnaie ou un panier de monnaies étrangères par la banque centrale émettrice qui est tenue d’en défendre la valeur.
Que retenir du franc CFA?
Le franc CFA est une monnaie créée en 1945 pour les colonies françaises d’Afrique. Sa convertibilité pose un certain nombre de problèmes. En effet, selon la définition de la monnaie, elle est un actif accepté partout et qui est convertible. Malheureusement, ce n’est pas le cas du FCFA. Un échange de biens ou de services ne peut s’effectuer librement entre les zones UEMOA et CEMAC avec le FCFA parce qu’il n’y a pas libre convertibilité entre les monnaies émises par les deux banques centrales malgré qu’elles utilisent la même monnaie. La monnaie émise par chacune des banques centrales n’est ni interchangeable ni convertible. Il est aussi difficile voire impossible de convertir cette monnaie en une autre même en France. À partir d’août 1993, la banque de France a supprimé la convertibilité libre et illimitée des billets CFA à ses guichets.
A sa création, le franc CFA valait 1,7 franc français avant de s’établir avec le temps à 0,01 franc français, soit 100 FCFA pour 1 FRF en 1994. Depuis le passage du franc français à l’euro en 1999, 1 euro vaut 655,957 FCFA. La valeur du franc CFA ne change donc pas au jour le jour. Elle a donc un régime de change fixe sans responsabilité par rapport à l’euro, autrefois le franc français (W.Gbohoui, 2016).
Selon le principe des accords de coopération monétaire, les banques centrales de l’UEMOA et de la CEMAC doivent déposer au moins 50% de leurs devises au niveau du trésor français comme contrepartie de la garantie de convertibilité illimitée. Cela ressemble à un impôt colonial que les pays africains versent à la France. Et pourtant, ces pays africains sont indépendants depuis plus d’un demi-siècle.
Quel est l’impact de cette monnaie sur le développement des pays?
Selon le communiqué du dernier sommet des Chefs d’Etat de l’UEMOA, le franc CFA a permis une stabilité monétaire et financière bien que cela ne soit pas spécifique à la zone, une maitrise de l’inflation même si elle n’est pas due à la fixité de la parité (taux d’inflation UEMOA 1%, CEMAC 2,5% contre 7% pour l’Afrique Sub-Saharienne en 2015, Banque de France), de réserves de change équivalents à cinq (05) mois en importation. Et pourtant, depuis sa création, le niveau de vie des populations de l’UEMOA et de la CEMAC n’a guère évolué positivement. Au contraire, le niveau de paupérisation de ces populations s’en va grandissant. En se référant au niveau de vie des populations, on constate que les populations vivent mieux au Ghana et au Nigéria que celles des pays de la zone franc. En effet, la valeur de l’Indice de Développement Humain (IDH) en 2015 est de 0,519 pour la CEMAC, 0,437 pour l’UEMOA contre 0,579 pour le Ghana et 0,527 pour le Nigéria. Il faut aussi remarquer que la majorité des pays de la zone franc occupe les vingt dernières places du classement de l’IDH 2015. Aussi, la création de richesse par habitant est moins soutenue dans la zone franc que dans les pays anglophones, en particulier au Ghana et au Nigéria. Le taux de croissance moyen du PIB par habitant est de 1,6% dans la zone franc (1,9% pour la CEMAC et 1,6% dans l’UEMOA) sur la période 2004-2016 contre une performance de 2,5% dans l’Afrique anglophone (3,5% pour le Nigéria et 3,2% pour le Ghana). En 2015, la CEMAC a créé 1535 $ de richesse par habitant, l’UEMOA 733$ (Mar B. Ndyaye, 2016) contre 1381,4 $ au Ghana et 2640,3 $ au Nigéria (Banque Mondiale, 2017). En outre, pendant que l’UEMOA et la CEMAC ont vu leur produit intérieur brut (PIB) multiplié par 36 et 57 respectivement entre 1960 et 2015, le Ghana et le Nigéria ont vu leur PIB bondir de 31 fois et 100 fois respectivement (Banque Mondiale, 2017). Les meilleurs élèves de ces zones que sont la Cote d’Ivoire et le Cameroun ne font pas mieux que le Ghana et le Nigéria. Leur PIB a évolué de 546,2 millions $ à 31,7 milliards $ et de 618,7 millions $ à 29,2 milliards $ respectivement sur la même période. Les pays de la zone franc créent donc moins de richesse que le Ghana et le Nigéria.
Quelle est la part de responsabilité du FCFA dans ces performances économiques et sociales?
Le franc CFA est une monnaie trop forte pour l’économie de la zone franc et son fonctionnement trop rigide et pas favorable au financement du développement. En effet, la fixité du taux de change fait que la valeur du FCFA est déterminée par les aléas économiques au sein de la zone euro et non par la conjoncture au sein de la zone franc. Si l’euro s’apprécie par rapport au dollar, la dette des pays de la zone franc augmente mécaniquement et il y a une surévaluation du taux de change qui pénalise leur compétitivité. De plus la rigueur monétaire excessive pour préserver la parité du franc amène les pays à négliger certains indicateurs comme le chômage que s’ils étaient dans un régime flottant. En outre, selon la théorie de l’avantage comparatif, un pays se spécialise dans la production d’un bien où son coût de production est le plus bas possible comparativement aux autres pays. Ainsi, les pays de la zone franc ayant des coût de production très élevés pour la plupart des biens qu’ils consomment et la force de leur monnaie par rapport à leur économie font que les importations coûtent très moins chères comparativement à la production locale. Par conséquent, ils sont obligés de se confiner dans les importations au préjudice du renforcement de leurs capacités de production locale. De ce fait, la zone franc CFA a des économies de consommation et non de production. Il faut alors pour ces pays, une monnaie qui les amène à produire ce qu’ils consomment. Ce qui va équilibrer un tant soit peu leur balance commerciale.
Par ailleurs, le franc CFA ne permet pas un bon financement des économies de la zone. Alors que dans la zone euro, le ratio crédit à l’économie sur PIB est de 100%, il n’est que de 23% dans la zone franc. Les pays n’ont pas une grande marge de manœuvre pour financer les infrastructures socio-économiques indispensables au développement de leurs économies. Les banques centrales n’apportent donc pas un concours suffisant au financement de l’activité économique. Aussi, la libre transférabilité engendre la fuite des capitaux indispensables pour un réinvestissement dans ces économies. Cet état de chose permet aux multinationales, françaises en occurrence, de rapatrier facilement leur profit vers la France pour réinvestir ailleurs au détriment de l’investissement en Afrique. Ce qui décourage l’épargne nationale et favorise l’emprunt extérieur. Conséquence, les pays sont dans un cercle vicieux de l’endettement chronique.
La centralisation des réserves de change auprès du trésor français sous le nom de compte d’opération, contenue dans la convention entre la France et les pays de la zone franc, est un frein pour l’épanouissement des pays africains. Cette réserve de change que ces pays peuvent utiliser pour financer leur économie est une bouée d’oxygène pour l’économie française. En 1966 par exemple, l’apport en devises des pays de la zone franc est 5,51 fois celui de la France. Les réserves de change de l’Afrique représentent 99,86% du gain net total de devises reçues par la France (N. Agbohou, 2013). Ce qui a amené l’ancien Président Gabonais, feu Omar BONGO, a affirmé que « Nous sommes dans la zone franc. Nos comptes d’opérations sont gérés par la Banque de France, à Paris. Qui bénéficie des intérêts que rapporte notre argent ? – la France ». Ensuite, étant donné que toute ressource dans le trésor public d’un pays est une ressource qu’il pourra utiliser à sa guise, le trésor public français utilise les réserves africaines stockées chez lui pour combler ses propres déficits. Ce que confirme Xavier de La Fournière en disant « L’avantage que représente pour le Trésor français l’existence de soldes créditeurs aux comptes d’opérations est réel, car ils sont l’une des ressources qu’utilise le Trésor français pour financer la charge qui résulte pour lui des découverts d’exécution des lois de finances et de l’amortissement de la dette publique.» Et pourtant, c’est une ressource de ces pays qui pourra être utile pour la réduction de la pauvreté. Enfin, les comptes d’opérations condamnent les populations africaines à la misère car ils privent des millions d’Africains de revenus pouvant leur permettre de mieux vivre. Selon la Banque Mondiale, le revenu annuel moyen des africains est d’environ 927 128 franc CFA en 2015 alors que les réserves de changes de l’UEMOA s’élève à 7 529,9 milliards de FCFA la même année (BCEAO, 2016). Cela signifie que, en bloquant cette somme en compte en France, c’est plus de huit (08) millions Ouest Africains qui sont dépossédés d’un revenu annuel potentiel et qui sont contraints de vivre dans la misère. Et pour palier un tant soit peu ce problème, la France prête aux pays africains une partie de leur propre argent comme aide au développement.
Au total, le franc CFA est une monnaie qui protège les pays contre les chocs exogènes mais c’est une monnaie trop forte pour l’économie de la zone. Ce qui ne favorise ni la production, ni les exportations autres que les matières premières; par conséquent le bien-être des populations. Que faut-il faire dans ce cas? Nous proposons une stratégie de plusieurs étapes pour sortir de cet engrenage économique.
Première étape, il faut changer le nom de la monnaie et sortir la France des instances de gestion de la monnaie. Les pays de la zone franc ne sont plus les colonies françaises. La zone doit avoir une monnaie africaine comme le Nigéria a son Naira, le Ghana son Cedi, la Chine son Yuan, l’Afrique du Sud son Rand. La monnaie doit porter l’identité de la zone qui l’utilise.
Deuxième étape, il faut avoir une monnaie dont la valeur correspond à l’économie de la zone. Pour ce faire, il est impératif de changer de régime de change car le système de change influence à la fois les performances économiques extérieures et domestiques des pays (L. Yougbaré, 2013). Nous suggérons alors un régime flottant dans une fourchette avec un panier de devises avec lesquelles ces pays ont beaucoup d’échanges. Ce nouveau régime va permettre d’ajuster la valeur de la monnaie à la conjoncture économique, de favoriser les exportations. Ce qui implique qu’il aura en amont, le renforcement des capacités de production, la création d’emploi et par ricochet, la réduction de la pauvreté. En effet, une monnaie faible par rapport aux autres devises permet de réduire les importations car elles reviennent plus chers mais encourage la production locale, donc les exportations. La flexibilité de la monnaie des pays africains va encourager la production locale, la rendre plus compétitive par rapport aux produits importés. Et ces pays pourront exporter des produits finis et faire entrer des devises au lieu de n’exporter que les matières premières. La Chine est un grand exemple. Depuis des années, les pays européens et les États-Unis accusent la Chine de manipuler sa monnaie pour favoriser sa balance commerciale à leur détriment.
La troisième étape se compose de plusieurs volets. Primo, il faut garder le principe de mise en commun des réserves de change mais ces réserves ne doivent plus être déposées au trésor public français mais dans leurs banques centrales. Les intérêts générés par ce placement doivent être investis dans le développement de la zone. Secondo, il est nécessaire de redéfinir une nouvelle politique monétaire. Il faut réduire progressivement le taux appliqué pour les réserves de change en tenant compte des besoins de l’économie de la zone et ceci doit être fait par les pays africains eux-mêmes. Tertio, il faut assurer la convertibilité de la nouvelle monnaie entre l’UEMOA et la CEMAC. Ceci va favoriser les échanges inter-régionaux et la coopération sud-sud. En outre, il faut réglementer la libre transférabilité au sein de la zone. Dans ce cadre, il faut limiter la fuite des capitaux par les multinationales hors de la zone. Ainsi, l’Afrique pourrait avoir plus de ressources à disposition pour financer son développement.
Au regard de ce qui précède, le franc CFA a permis aux pays l’utilisant d’avoir une stabilité monétaire, une inflation faible, de réserves de change équivalents à cinq (05) mois en importation mais cette monnaie maintient leur population dans la misère, le sous-développement. Malgré ces avantages, il est indispensable d’aller vers une monnaie qui permet de sortir les populations de la pauvreté. C’est ce que je crois.
Odilon LOKO
Ingénieur Statisticien
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